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est pareil aux nuages où chacun voit à son gré la ressemblance qui lui est chère.

ISABELLE

La meilleure preuve que mon cœur ne me trompe pas, c’est qu’hier encore notre future belle-sœur, Emma, en était frappée comme moi. — Votre fils, me disait-elle, a déjà le sourire caressant, le regard fascinateur de son père. Oh! ce sera un homme bien dangereux!

HERMAN, vivement.

A-t-elle dit cela?

ISABELLE

Oui, qu’avez-vous à répondre?

HERMAN

Rien; mais si je prenais au sérieux vos folies à toutes deux, je ne tarderais pas à devenir un fat insupportable.

ISABELLE

Vous avez beau vous en défendre, avant de me rendre heureuse, vous avez dû faire bien des victimes. A moi, qui n’ai pas un secret pour vous, pourquoi ne vouloir jamais rien raconter de votre vie passée?

HERMAN

Dans notre intérêt, je vous supplie de renoncer à une imprudente curiosité. A mon avis, celui-là est un sot qui, en admettant qu’il ait quelque chose à raconter, fait à sa femme le récit de ses galanteries. A quoi bon descendre à plaisir des hauteurs où vous a placé l’amour pur de la jeune fille pour se révéler à elle le héros d’aventures vulgaires, ou le convalescent échappé de quelque grande passion, avec l’imagination éteinte et le cœur plein de cendres? Orphelin dès ma naissance, pendant ma longue jeunesse, j’ai cherché le plaisir, j’ai vécu de la vie des autres hommes; mais c’est vous, vous seule, qui m’avez appris à aimer.

ISABELLE

Pardon! ma foi en vous est entière, absolue. N’allez pas croire qu’il entrât dans mon désir ni jalousie, ni curiosité : nous nous sommes rencontrés si tard dans la vie! J’aurais voulu vous aimer jusque dans votre passé... Ne trouvez-vous pas, Henri, que, depuis quelque temps, Emma montre à Fritz une froideur inaccoutumée ? Je ne sais, mais je crains qu’une fois mariée elle ne fasse pas le bonheur de mon frère.

HERMAN

Quelle idée ! rien ne me paraît changé dans leurs rapports.

ISABELLE

Oh! vous ne les observez pas d’aussi près que moi. Mon frère, malgré sa jeunesse, est entiché de noblesse et de vieux préjugés; en vivant avec vous, j’ai compris ses défauts. Aussi je ne demande plus à Emma ces sentimens enthousiastes qu’elle manifestait à l’époque de leurs fiançailles. Mon Dieu ! ce que je voudrais, c’est qu’elle fût tendre, affectueuse avec lui... seulement comme elle l’est avec vous.

HERMAN, décontenancé.

Je vous assure!... (se remettant.) Quelle comparaison pouvez-vous faire entre l’amitié presque fraternelle qu’elle me porte et les brouilles des deux amoureux?