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de laisser visiter par les voyageurs ce reste précieux du manoir héréditaire.

NOIRMONT

Quoi! Henri, toi aussi, tu es dupe d’un de ces exploitans de gothique moderne, constructeurs de ruines, faussaires du passé? Cette tour exposée à l’admiration des badauds voyageurs est l’œuvre d’un sieur Pierre Dufour, marquis de la seconde restauration, acquéreur du domaine et du nom de Maran, qui, afin de vieillir son blason, a élevé dans le parc ce simulacre de donjon féodal. Le choix de l’emplacement, au sommet d’une verte colline entourée de chênes séculaires, fait honneur à l’architecte; deux ou trois armures véritables, beaucoup en carton-pierre, des devises empruntées au mémorial héraldique, des panoplies, des hampes auxquelles pendent quelques lambeaux d’étoffes usées, complètent l’illusion. C’est ainsi que, dans un de nos cabarets en renom, le sommelier apporte avec respect, couché en un panier, berceau de sa vieillesse, une bouteille poudreuse, couverte de toiles d’araignée, et dont le bouchon épanoui étale une vénérable moisissure. De naïfs étrangers la paient au poids de l’or; pourtant quelques jours ont suffi à un industriel pour transformer le jeune vin en nectar centenaire.


SCÈNE VI.
LES PRÉCÉDENS, FRITZ, en costume de chasse.
FRITZ, échangeant une poignée de main avec tous les personnages.

Pardon, chère sœur, et vous, ma fiancée; en attendant l’heure de me présenter devant vous, j’étais allé revoir la tour de Maran, et là, au milieu de ces souvenirs des croisades, en relisant les devises des anciens preux, je m’étais oublié.

NOIRMONT

L’excuse est excellente, jeune homme. Le lecteur de la Gazette de la Croix, l’honneur de l’ordre, équestre, en se retrouvant parmi ces loyaux chevaliers, devait sentir son cœur battre à l’unisson.

ISABELLE

Méfie-toi, frère, il y a plus d’ironie que de bienveillance dans les éloges du comte de Noirmont.

HERMAN

Ma foi! mon pauvre Fritz, nous avons été tous deux dupes d’une adroite supercherie : Noirmont vient de nous expliquer comme quoi le donjon féodal est contemporain de la rentrée des Bourbons, une vieillerie improvisée par la vanité d’un parvenu.

FRIT, piqué.

Soit. J’aurai été dupe de la fraude d’un Français; mais il vaut mieux prêter au ridicule par sa crédulité que d’affecter, comme certains nobles dégénérés, de n’avoir ni foi ni principes.

NOIRMONT

Eh ! qui vous dit, baron, que l’on est sans foi parce qu’on n’a pas la vôtre, sans principes parce qu’au lieu de rétrograder jusqu’à saint Louis et Barberousse, on est de son siècle et l’on marche avec lui? C’est en vérité