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HERMAN

Loin de penser que votre vue baisse, je crois, cher tuteur, qu’elle grossit les objets... Vous êtes, d’honneur, un gardien plus jaloux de ma fidélité qu’Isabelle elle-même.

NOIRMONT

J’exagère, dis-tu? Mais cette intimité dangereuse avec une fille de vingt-quatre ans, dont l’imagination s’exalte, et qui n’a pour bouclier que la cour fastidieuse d’un fat qu’elle n’aime pas, est d’autant plus coupable qu’elle se couvre du manteau de la fraternité.

HERMAN

Quel grand crime après tout quand un peu d’amour se cacherait sous un semblant d’amitié ?

NOIRMONT

Oui, c’est un crime à mes yeux que cette hypocrisie. Tes vices ont encore un reste de jeunesse ; mais si tu veux juger combien il peut être odieux de simuler les affections de famille, songe à ces libertins endurcis qui tournent au profit de passions attardées leurs cheveux blancs, leurs rides et les injures de l’âge, paternes hypocrites, insinuans, affectueux au toucher, embrasseurs sans conséquence, donnant à leurs yeux, selon l’occasion, l’expression attendrie d’un bon parent ou le regard enflammé d’un satyre, épiant une surprise des sens, et cherchant la satisfaction de leurs désirs honteux à l’aide d’une équivoque. Entre eux et toi, ce n’est qu’une question de temps; c’est le vice qui a vieilli.

HERMAN

Quoi donc! c’est vous, l’homme aux mœurs faciles, le voluptueux, le sceptique, vous, qui, sans rancune, cher tuteur, m’avez lancé, bien jeune, à l’Opéra, vous, mon maître en bien des choses, mais non pas en vertu, c’est vous qui, à propos d’un innocent caprice, enfourchez les grands mots, et montrez à mes yeux ébahis l’effroyable peinture du vice devenu vieux !

NOIRMONT

Il est vrai, je suis en guerre ouverte avec les salons; je scandalise un monde corrompu à qui je refuse la satisfaction des apparences. Avec moins d’expérience et un sentiment plus haut du devoir, j’aurais peut-être tenté de le réformer; mais, dans la pratique, j’ai reconnu que le mal est vivant, que les abus sont des hommes, et se comptent par milliers. J’ai vu, dans mon enfance, une génération convaincue s’avancer intrépidement au-devant des obstacles, et je sais combien de sang et de larmes coûte chaque progrès de l’humanité ; j’ai vu, au lendemain de la terreur, les restes de cette société égoïste et frivole se dédommager de quelques années d’abstinence en se jetant dans une licence sans limites : j’ai suivi le torrent, et, sans égard aux formes nouvelles, je continue les mœurs de mes contemporains. Mes défauts sont nombreux ; ma seule qualité, ma règle de conduite est le respect de la sincérité. Si je provoque le scandale, je hais le mensonge ; jamais, pour triompher d’une résistance, je n’ai eu recours à la comédie de l’amitié ; jamais je n’ai prodigué les feintes promesses ni les faux sermens d’une éternelle flamme; jamais je n’ai séduit, jamais je n’ai trompé : aussi je me contente du parfum des fleurs déjà cueillies. Quant au reproche