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Celles-ci étaient d’autant plus à l’aise vis-à-vis du chevalier, d’autant plus gaies et plus franchement communicatives, que lui-même parlait souvent de son goût pour l’indépendance et de la résolution qu’il avait prise depuis longtemps de rester garçon, de n’avoir que les muses pour compagnes de sa solitude.

— Y a-t-il de l’indiscrétion, chevalier, lui dit un jour Mme de Narbal avec sa bonté malicieuse, à vous demander quel est ce beau portrait de femme que nous avons vu au-dessous de votre petite bibliothèque ? Quelle est donc la muse que représente cette tête blonde ravissante, au regard noble et touchant ? Est-ce la philosophie ou bien la musique, et n’y a-t-il pas quelque rapport entre ce portrait et la jolie chanson de Paisiello :

Nel cor più non mi sento,
Brillar la gioventù ?


Je serais bien étonnée si mes pressentimens m’induisaient en erreur.

— Décidément, comtesse, vous êtes persistante dans vos idées, répondit le chevalier Sarti ; après m’avoir fait l’honneur de visiter mon pauvre ermitage, vous tenez à connaître celui qui l’habite.

— Mon Dieu ! chevalier, ma curiosité ne vous semble-t-elle pas bien naturelle ? Nous vous aimons tous ici, dit-elle en regardant sa fille et ses nièces, qui étaient assises auprès d’elle dans le petit salon d’été, et c’est plus qu’un plaisir, c’est un besoin du cœur de savoir un peu comment nos amis sont entrés dans la vie ; quelles sont les joies et les peines qu’ils ont éprouvées avant que nous eussions le bonheur de les rencontrer.

— Comtesse, répliqua le chevalier avec une émotion qu’il ne sut pas dissimuler, je n’ai plus le droit ni la volonté de vous refuser. Je puis vous dire cependant, comme Énée invité à raconter la chute de Troie, que vous allez réveiller une immense douleur, quoique mon obscure destinée n’ait qu’un seul trait commun avec celle du héros de Virgile : c’est que j’ai beaucoup erré par le monde et que je n’ai emporté des ruines de ma belle et malheureuse patrie que de pieux et tristes souvenirs. Oui, comtesse, vos pressentimens ne vous ont pas trompée. Il y a un lien entre la mélodie de Paisiello et le portrait de femme que vous avez vu chez moi, et ce lien, c’est toute l’histoire de mon âme.

Amor ch’ a nullo amato amar perdona,
Mi prese di costei piacer si forte,
Che come vedi ancor non m’abbandona[1].

  1. « L’amour, qui ne pardonne jamais à l’amant d’aimer, m’a pris pour celle-ci d’une si forte affection que, comme tu le vois, elle me possède encore. » — Dante, l’Enfer, chant V, terzina 34.