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dans le bassin de marbre ; de l’autre, on voit une prairie parsemée de bouquets d’arbres et traversée par des ruisseaux qui en entretiennent la fraîcheur. La compagnie s’assit en partie sur les sièges qui entourent la statue d’Apollon, tandis que les trois cousines et Mme Du Hauchet s’étaient groupées sur les différens degrés du petit escalier descendant à la balustrade qui entoure la prairie. La soirée était délicieuse. Il se fit tout à coup un long silence, comme si chacun eût voulu goûter pleinement le plaisir de contempler ce beau site dans une heure charmante où les dernières clartés du jour prêtaient à tous les objets des reflets divers et mystérieux. Cependant la vue de la statue d’Apollon tenant une lyre dont il pinçait les cordes de la main gauche amena bientôt une petite discussion entre le docteur Thibaut et le baron de Loewenfeld sur la nature de la poésie et de la musique chez les Grecs. Très érudits tous les deux et fort épris d’admiration pour tous les monumens qui représentent la civilisation des Hellènes, le docteur et le conseiller intime étaient disposés à s’exagérer les connaissances de cette race prédestinée qui a parlé la plus belle langue du monde ; M. de Loewenfeld surtout, qui était un linguiste fort distingué, familier avec les poètes et les philosophes de la Grèce, qu’il pouvait consulter directement, n’admettait pas volontiers que la musique, sur laquelle il ne possédait que les notions superficielles d’un amateur, ne fût pas, au temps de Platon et d’Aristote, de Phidias, de Praxitèle, un art aussi complètement développé que la poésie, la sculpture, l’architecture et les autres manifestations du sentiment du beau. À l’appui de son opinion, partagée par beaucoup de lettrés qui n’ont pas fait de l’art musical une étude approfondie, M. de Loewenfeld citait des passages de Platon, d’Aristote et de Plutarque, beaucoup de vers des poètes les plus illustres de l’antiquité qui exaltent la puissance de la musique sur le cœur humain, ce qu’ils n’auraient pu faire, disait-il, si l’art d’Olympe et de Terpandre n’eût pas été à la hauteur de la poésie sublime d’un Pindare.

Cette manière de voir, qui suppose l’existence d’un fait précisément en question, à savoir que la nature humaine se développe harmonieusement, ne pouvait être partagée par M. Thibaut. — Palestrina, dit le savant docteur à M. de Loewenfeld, qui est mort en 1594, c’est-à-dire soixante-treize ans après Raphaël, fut un homme de génie qui, avec des moyens bien simples, sut créer des œuvres impérissables ; mais l’art musical était presque dans l’enfance, si on le compare à ce qu’il est devenu depuis sous la main de Scarlatti, de Marcello, de Bach, Gluck, Hœndel, Haydn et Mozart. Enveloppée dans le grand mouvement de la renaissance, la musique était loin d’avoir atteint, comme la peinture, la sculpture et tous les arts plastiques,