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les naissances, le nombre des ménages diminua, on vit l’une après l’autre se fermer les cabanes abandonnées, et la misère vint frapper à la porte de celles qui étaient encore occupées. Lors de notre visite, la maladie venait d’enlever coup sur coup les trois hommes les plus valides de la communauté. Nous fûmes reçus par les femmes, qui se trouvaient seules au village avec les enfans, Rien ne semblait créole en elles : chez toutes, le type normand s’était conservé singulièrement pur, et non-seulement le type, mais les formes du langage, les noms des enfans, tout en un mot. Bien que notre curiosité parût les étonner, elles s’y prêtaient de bonne grâce, et les aïeules, en remontant au plus haut de leurs souvenirs, revenaient complaisamment sur les beaux jours de leur enfance, « alors, disaient-elles, que leurs parens avaient des esclaves ! » Hélas ! cette splendeur avait fait place à une misère qui se révélait trop visiblement dans les regards de convoitise jetés sur quelques provisions, légumes secs, biscuit et viande salée, apportées du bord à leur intention. Le monde extérieur existait d’ailleurs si peu pour ces pauvres gens, qu’ils nous demandèrent dans quel mois de l’année l’on se trouvait. Quant à quitter l’île, nul n’y songeait ; ils en seront les derniers habitans, comme leurs pères en ont été les premiers. Les enfans iront chercher fortune ailleurs.


III

C’était une belle industrie que celle de la canne à sucre telle que nos colonies l’ont pratiquée pendant plus de deux siècles. N’exigeant aucun secours du dehors, se suffisant à elle-même en toutes circonstances, elle a enrichi assez de colons pour être regrettée, et il y a plus que de l’injustice à transformer son oraison funèbre en acte d’accusation, comme on l’entend souvent faire aujourd’hui que les progrès de la science et de nouvelles conditions de travail sont à la veille d’introduire dans ces îles une véritable révolution manufacturière. Nous ne décrirons pas cette industrie. Rappelons seulement qu’elle se composait de deux parties distinctes, la culture de la canne et la fabrication du sucre, que chaque propriétaire, chaque habitant faisait face à cette double tâche, cultivant, récoltant et fabriquant lui-même, et que l’on avait atteint ainsi à une perfection relative, en général beaucoup trop dédaigneusement jugée en Europe[1]. La récolte durait quatre mois environ ; c’était ce que l’on

  1. Pendant la grande lutte de la canne et de la betterave, vers 1840 et dans les années suivantes, plusieurs chimistes distingués s’étant occupés en France du rendement comparatif des deux végétaux, une polémique intéressante s’engagea à ce sujet entre M. Péligot et M. Guignod, simple habitant de la Martinique, qui n’avait assurément aucune prétention au titre de savant. L’avantage n’en resta pas moins à ce dernier. Je rappelle le fait parce que si nos sucriers créoles n’ont pas besoin d’être réhabilités aux yeux de qui les connaît, j’ai pu m’assurer par moi-même qu’ils sont appréciés en France fort au-dessous de leur valeur comme hommes de métier.