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à ceux, qui l’avaient délivré, ou, s’il le voulait, de les payer par l’oubli.

C’est là que commençait l’illusion : ils crurent qu’entre le peuple et la liberté il n’y avait que César, et qu’une fois que César n’existerait plus, la liberté allait tout naturellement renaître; mais le jour où ils appelèrent les citoyens à reprendre leurs droits, personne ne répondit, et personne ne pouvait répondre, car il n’y avait plus de citoyens. « Depuis bien longtemps, dit Appien à cette occasion, le peuple romain n’était plus qu’un mélange de toutes les nations. Les affranchis étaient confondus avec les citoyens, l’esclave n’avait plus rien qui le distinguât de son maître. Enfin les distributions de blé qu’on faisait à Rome y attiraient les mendians, les paresseux, les scélérats de toute l’Italie.» Cette population cosmopolite sans passé, sans tradition, n’était plus le peuple romain. Le mal était ancien, et les esprits clairvoyans auraient dû depuis longtemps le découvrir. Cicéron semble s’en douter quelquefois, surtout quand il voit avec quelle facilité on trafique des votes dans les élections. Néanmoins tout marchait encore avec une apparente régularité, et les choses allaient du branle qu’elles avaient reçu. Dans une situation pareille, et quand un état ne va plus que par l’habitude d’aller, tout est perdu, si ce mouvement s’arrête un seul jour. Or avec César les vieux rouages cessèrent de jouer. L’interruption ne fut pas longue, mais la machine était si délabrée qu’en s’arrêtant elle croula de toutes parts. Ainsi les conjurés ne pouvaient pas même refaire ce qui existait avant la guerre civile, et cette dernière ombre de république, si imparfaite qu’elle fût, était perdue pour toujours.

Voilà pourquoi ils ne furent entendus ni suivis par personne. A la vue de cette populace indifférente, dans ce Capitole où on les laissait seuls, le cœur dut manquer à plus d’un. Cicéron surtout était désolé de voir qu’on ne faisait rien que de beaux discours. Il voulait qu’on agît, qu’on profitât du moment, qu’on mourût s’il le fallait : « la mort ne serait-elle pas belle dans un si grand jour? » Ce vieillard, ordinairement indécis, avait alors plus de résolution que tous ces jeunes gens qui venaient de faire un coup si hardi. Et pourtant que proposait-il après tout? « Il fallait, disait-il, exciter encore le peuple. » On vient de voir si le peuple pouvait répondre. « On devait convoquer le sénat, profiter de ses frayeurs pour lui arracher des décrets favorables! » Assurément le sénat aurait voté ce qu’on aurait voulu; mais les décrets rendus, comment les faire exécuter? Tous ces projets étaient insuffisans, et il n’était guère possible d’en, proposer d’utiles à des gens décidés à ne pas sortir de la loi. La seule chance qui pouvait rester, c’était de s’emparer hardiment du pouvoir, de le