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une seule alternative lui est laissée, ou d’être mis en lambeaux, écrasé, foulé aux pieds par cette canaille altérée de sang, ou de risquer sa dernière chance de salut en se précipitant encore sain et sauf dans la rivière qui coule au-dessous de lui. Encore faut-il, pour cela, se dégager des mains vigoureuses qui déjà le tiennent ; mais sa présence d’esprit ne l’a pas abandonné. En jetant à quelques pas de lui sa ceinture et son escarcelle chargées d’or et de diamans, il écarte un instant les plus acharnés, et cet instant lui suffit pour réaliser son audacieuse tentative. Une fois déjà, lors de son naufrage, il a dû la vie à son talent de nageur. Ne peut-il espérer aujourd’hui pareille fortune ? Il a pour lui le courant, et s’il dépasse le Ponte-alla-Carrara, s’il peut aborder sur les quais de quelque lointain faubourg, il n’aura certainement rien à craindre. La populace féroce qui voulait tout à l’heure le jeter à l’eau ne doit pas douter qu’il n’ait trouvé la mort dans le fleuve. Calcul bien fait, logique puissante, raisonnemens irréprochables, mais qui vont être cruellement démentis ! Tito a laissé derrière lui le pont de la Trinità : il pourrait à la rigueur prendre terre sans courir de bien grands dangers ; mais, sous le coup de ses terreurs récentes, il croit devoir persister encore, et ne s’arrête qu’au moment où les forces vont lui manquer. Tout au plus a-t-il conscience de lui-même lorsqu’un dernier effort le jette presque sans connaissance sur une berge déserte, à quelques pas d’un vieux mendiant habitué à venir chaque jour, sur les bords de l’Arno, guetter les épaves de la cité voisine.

Cet homme, qui depuis quelques instans contemple d’un œil sombre les efforts du nageur éperdu, — cet homme à qui un caprice de la Providence envoie ainsi une vengeance poursuivie en vain depuis des années, — cet homme est Baldassare Calvo. Le vieillard n’a pas d’armes, et ses bras sont débiles ; un enfant se rirait de l’effort avec lequel il se traîne vers sa proie et vient s’abattre, hideux cauchemar, sur la poitrine haletante du jeune homme abandonné à sa merci :


«… Mort ! — Était-il mort ? Les paupières à demi fermées ne bougeaient plus ; mais non, cela ne pouvait être, car il fallait que justice se fît. Quelquefois on semble mort, et la vie revient. Baldassare en ce moment ne se sentait plus paralysé par sa faiblesse, et calculait exactement ce qu’il lui était possible d’accomplir. Coulant ses doigts épais dans l’encolure de la tunique, il les tenait prêts, un genou en terre à côté du corps, et scrutant le visage d’un regard assidu. Il se sentait au cœur une féroce espérance, mêlée de je ne sais quel tremblement craintif ; mais la cruauté seule animait son regard : tout ce qui restait en lui de vie latente et comme brûlant sous la cendre semblait, réveillé soudain, jeter des flammes.

« Pourtant les paupières étaient encore immobiles, barrières fermées,