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illusion de se croire aimé et de pouvoir supporter patiemment les inégalités de caractère de la jeune fille qui disposait de la vie de son cœur.

Après le thé, Frédérique se mit au piano et donna le signal d’un plaisir nouveau qu’elle attendait sans doute avec impatience, en jouant de mémoire quelques valses de Lanner, qui était alors aussi célèbre pour ce genre de composition que Strauss l’est devenu depuis. La valse, combinaison piquante de rhythme et d’harmonie, est une invention tout allemande ; elle peint le mouvement, elle en exprime la poésie, et répond à l’instinct de l’infini ou de l’inconnu qui est le moteur de l’humanité, et qui caractérise plus particulièrement le génie de cette race voyageuse dont la langue indique l’origine orientale. La valse, qui existait à peine dans l’art au siècle de Mozart, et qui est surtout l’œuvre de l’école moderne de Beethoven, Weber, Schubert, Mendelssohn, Spohr, la valse enivre la femme allemande, dont l’esprit romanesque trouve dans ce tourbillon harmonieux un contraste avec son existence monotone et casanière. Frédérique ne resta pas longtemps au piano, où elle fut aussitôt remplacée par Mme de Narbal. Libre alors d’accepter une invitation qui vraisemblablement lui avait été faite d’avance, Frédérique prit rang avec Wilhelm dans le cercle des valseurs. Lorsque Lorenzo vit cette jeune fille adorable enlacée dans les bras de Wilhelm, sa tête blonde penchée sur l’épaule du brillant cavalier, qui l’emportait en faisant résonner ses éperons d’or, son cœur déborda. Il perdit presque contenance, et, ne pouvant supporter ce triste spectacle, il quitta brusquement le salon. Une fois dans le jardin, il fondit en larmes. — Il faut partir, se dit-il ; il faut tarir par l’éloignement la source d’un amour insensé contre lequel je n’ai pas su défendre l’indépendance de mon âme.

Le lendemain même, il exécutait la résolution où cette soirée venait de l’affermir. Il quittait Schwetzingen de très bonne heure. De retour à Manheim, Lorenzo ne voulut s’y arrêter que quelques momens, et repartit pour Darmstadt, qui possédait alors un des meilleurs théâtres lyriques de l’Allemagne. Le soir même, il alla se mêler tristement à la foule des spectateurs. On jouait la Vestale de Spontini et une féerie populaire, l’Ondine du Danube (das Donauweibchen), dont la musique facile était d’un compositeur autrichien, Kauer, qui a écrit la musique de plus de deux cents vaudevilles et petits opéras-comiques inconnus hors de l’Allemagne. Le surlendemain, le chevalier allait quitter Darmstadt pour se rendre à Francfort, lorsqu’il reçut la lettre suivante de Mme de Narbal : « Où êtes-vous, et que devenez-vous donc, mon très cher chevalier ? Voilà trois grands jours que nous sommes ici tous dans l’inquiétude. Le