Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/192

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

touchante du premier andante en fa mineur. Un jour que le chevalier avait été vivement sollicité par Frédérique de lui faire répéter ce duo, qu’elle aimait beaucoup à chanter, Mme Du Hautchet trouva moyen d’être présente à la leçon. Réunis tous trois dans le petit salon, Mme Du Hautchet feignait de travailler dans un coin à un ouvrage de femme qui ne l’empêchait ni d’écouter ni surtout d’observer ce qui se passait devant elle. Le chevalier, qui tenait le piano, se mit à chanter, avec le grand style qui caractérisait sa manière, la première phrase de l’admirable duo, qui se continua et s’acheva avec une rare perfection. C’était moins la fusion de deux voix que celle de deux âmes faites pour se comprendre, et dont l’une, plus forte, attirait l’autre dans son foyer lumineux. Soit que Mme Du Hautchet fût réellement émue, soit qu’elle voulût tromper le chevalier pour gagner sa confiance et pénétrer son secret, elle s’écria avec enthousiasme en suspendant son travail : Mon Dieu ! que cela est beau, monsieur le chevalier, et que cette enfant est heureuse de recevoir de pareilles leçons !

À peine ces paroles étaient-elles prononcées qu’on frappa à la porte du petit salon. C’était Wilhelm de Loewenfeld, qui arrivait de Manheim, et qui demandait, dit-il courtoisement, la permission d’entendre Mlle de Rosendorff profiter des précieux conseils de M. le chevalier Sarti. Prié avec instance par Wilhelm de recommencer le duo, le chevalier se disposait à obtempérer au désir de son rival ; mais Frédérique s’y refusa obstinément et avec humeur. Elle n’était plus à l’unisson de l’émotion éprouvée, la présence de Wilhelm avait détruit l’enchantement, elle était maintenant sous une autre influence que celle du Vénitien. Le chevalier se leva, et, sans trahir la moindre contrariété, il sortit du salon l’âme désolée. Il avait tout compris : il n’était qu’un pis aller, l’objet d’une distraction passagère ; il devenait importun devant celui qui apportait la vie et l’espérance ! Pendant plusieurs jours, Lorenzo resta enfermé dans sa chambre en proie à une vive et profonde douleur. Il ne lui était plus possible de se faire illusion : la nature des choses parlait trop clairement pour qu’il pût se méprendre encore sur le genre d’intérêt qu’il inspirait à Mlle de Rosendorff. Sans accuser les intentions de la charmante jeune fille cause innocente d’une situation devenue intolérable, le chevalier comprenait mieux encore la nécessité de rompre ou tout au moins d’interrompre sans éclat des relations qui entretenaient dans son cœur des espérances chimériques. Il ne voulait pas, comme il l’avait fait une première fois, quitter clandestinement la villa ; il aurait craint de divulguer ainsi un secret dont il se croyait toujours le maître. Il feignit d’abord une légère indisposition pour ne pas quitter sa chambre et ne pas se retrouver seul avec Frédérique ; mais une circonstance plus favorable se présenta