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— Vous avez trop bonne opinion de moi, comtesse, répondit le docteur ; moi, je soupçonne que ce coup de théâtre a été préparé par le chevalier.

Les musiciens, en se voyant entourés d’un auditoire d’élite, se mirent à exécuter avec beaucoup de justesse et d’ensemble, pour des artistes de leur condition, des fragmens de symphonie, des espèces de pots-pourris composés des motifs les plus connus des opéras allemands, surtout de la Flûte enchantée de Mozart, du Sacrifice interrompu de Winter et du Freyschütz de Weber. Après quelques instans de silence, le jeune violoniste s’avança au milieu du demi-cercle formé par ses camarades, et joua tout seul une douce cantilène de son pays avec une grâce, une désinvolture de coup d’archet et une émotion si vraie et si communicative que tout le monde en fut surpris et ravi.

— Mais c’est délicieux ! s’écria Mme de Narbal, et comment un enfant si bien doué se trouve-t-il avec de pareilles gens ? D’où vient-il, et de quel pays est-il ? Le savez-vous, chevalier ?

— Il vient d’un pays que vous aimez, madame, répondit le chevalier, et si vous connaissiez sa petite histoire, il vous inspirerait un intérêt plus vif encore, car vous voyez là un enfant de l’Italie, dont il représente les nobles instincts et les grandes tristesses.

— Je pensais bien que ce barbouilleur de notes est un Italien, s’écria M. Rauch avec humeur ; il ne va pas en mesure et ne vient d’aucune école.

— Vous vous trompez, monsieur Rauch, dit le docteur en riant ; cet enfant prouve qu’il a fréquenté une très grande école que vous ne connaissez pas sans doute : c’est l’école buissonnière, d’où sont sortis tant d’hommes célèbres.

— Vous plaisantez, répliqua M. Rauch d’un ton rude.

— Le docteur a raison, dit le chevalier, et vous paraissez ignorer, monsieur le maître de chapelle, quelle est la part qui revient à l’instinct dans la formation d’un grand artiste. Croyez-vous donc que même un génie réfléchi comme Sébastien Bach arrive à la puissance de combinaison qui distingue ses ouvrages sans une vocation particulière ? Si le jeune improvisateur qui vient de nous charmer n’observe pas très rigoureusement la division mathématique du temps qu’on appelle mesure, il suit le rhythme du sentiment, qui est l’âme de la poésie et de la musique. Je m’étonne toujours que les Allemands, qui comprennent si bien les beautés naïves et inconscientes de la nature extérieure, méconnaissent le prix de la grâce native et de la spontanéité dans les œuvres de l’esprit humain.

— Ah çà ! dit Mme de Narbal avec gaîté, j’espère que vous n’allez pas vous engager ce soir dans une de ces savantes discussions