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le vif regret de la voir partir. Le secrétaire d’état ne dit mot ; mais, la saisissant à bras-le-corps, il l’emporta en courant au haut de l’escalier, la déposa dans l’antichambre, lui baisa respectueusement les mains et disparut. Les pages s’empressèrent d’ouvrir la porte, et lady Mary se trouva en présence du roi avant d’avoir eu le temps de se remettre de son trouble. Elle contait d’un air effaré la gaminerie du ministre favori, lorsque celui-ci fit gravement son entrée avec toute la raideur officielle d’un chambellan germanique. « Mais comment donc, monsieur Craggs ! lui dit le roi en français, est-il d’usage en ce pays de porter les belles dames comme des sacs de froment ? — Il n’est rien que je ne fisse pour le plaisir du roi, » répondit après un instant d’hésitation le courtisan. Dès qu’il put s’approcher de lady Mary, il lui dit à l’oreille avec un gros juron qu’elle était une bavarde et qu’il se vengerait.

Si les manières de la cour étaient peu exemplaires, la vie domestique de la famille royale l’était encore moins. La femme de George Ier, Sophie-Dorothée de Zell, vécut trente-deux ans, prisonnière et divorcée, dans le château d’Ahlen, maudissant le mari qui l’avait soupçonnée-et gémissant de ne pouvoir embrasser le fils qui avait hérité de sa haine pour le roi. La reine Caroline poussa au contraire la complaisance pour George II jusqu’à aimer ses propres rivales et jusqu’à détester son propre fils. À son lit de mort, elle refusa impitoyablement de se réconcilier avec le prince de Galles, mais elle pressa tendrement le roi de se remarier. « Non, répondit George II en sanglotant, j’aurai des maîtresses. — Ah ! mon Dieu ! cela n’empêche pas, » reprit la mourante.

Ce n’était évidemment pas de tels modèles qu’on devait attendre la réformation des mœurs ; d’où pouvait-elle venir ? La religion languissait, la cour et l’aristocratie offraient les exemples les plus corrupteurs ; la bourgeoisie des villes et la petite noblesse de province, les deux classes les plus respectables de la nation, donnaient elles-mêmes assez communément dans les vices du temps. Et néanmoins tout observateur clairvoyant pouvait entrevoir un germe de régénération sous tant de phénomènes morbides. Il y avait en Angleterre une dose de liberté et de publicité qui, bien que très insuffisante, faisait son œuvre en dépit des hommes. De déplorables restrictions à la liberté religieuse déshonoraient sans doute la constitution anglaise ; les catholiques ne pouvaient ni exercer leur culte, ni occuper des fonctions publiques, ni siéger au parlement, et les non-conformistes protestans restaient eux-mêmes en principe frappés d’incapacité politique. Cela était injuste en soi et très contraire à l’entretien de la vie religieuse ; mais en même temps toutes les sectes chrétiennes, sauf les catholiques et les sociniens, pouvaient