Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/359

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’heureuse plénitude de la vie physique ne font qu’attester combien notre œil, à nous modernes, est peu préparé à saisir les multiples significations de l’art plastique. L’organe complet et particulier de la sculpture, ce n’est pas seulement le visage, ni même la physionomie aidée du geste : c’est le corps humain tout entier visible, nu par conséquent, ou vêtu de draperies qui trahissent bien plus qu’elles ne voilent ses moindres inflexions, Les sculpteurs grecs, qui le savaient, se gardaient de concentrer l’expression sur la figure : ils répandaient l’âme dans tout le corps, lequel devenait ainsi, qu’on nous passe le mot, visage et physionomie dans toute son étendue. Voilà comment, sans tourmenter ni forcer l’expression des têtes et en laissant aux traits leur beauté, ils modelaient des personnages si vivans et si parlans. Voilà comment aussi, même lorsque la tête manque, l’intention générale est facile à déduire des membres que le temps a épargnés. Prenez par exemple la statue appelée l’Enfant à l’Oie, et faites abstraction de la partie supérieure du groupe, qui est moderne ; est-ce que les jambes et les cuisses de cet adorable bambin, réunies au corps de l’animal, ne disent pas avec une précision inouïe quelle est la lutte engagée et lequel des deux sera vainqueur ? La Polymnie du Louvre, dont on n’avait non plus que la partie inférieure, l’Ilyssus du Parthénon, le Torse du Belvédère, fourniraient matière à de pareilles observations, et nul ne peut espérer que les modernes, auxquels est si rarement donné le spectacle complet de la personne physique de l’homme, atteindront jamais à cette perfection de la sculpture antique, envisagée comme l’expression de l’âme par le corps tout entier, nu et idéalement beau. Les causes religieuses, locales, physiques, qui avaient produit cette perfection, ont à jamais disparu. Ni la magnificence des gouvernemens, ni la sagesse des législateurs, ni aucune puissance humaine ne ramènera ces énergies innées et fécondes : il faut en prendre son parti. Mieux vaut une vérité un peu triste qu’une illusion souriante, mais dangereuse. Est-ce à dire cependant qu’il faille renoncer à la statuaire, et que nos artistes n’aient plus qu’à briser leurs ébauchoirs, à jeter là le ciseau et le maillet, à déserter leurs ateliers ? Est-ce donc aussi que la sculpture ne serait plus désormais qu’une sorte d’art scolastique destiné à donner l’intelligence de l’antique, comme les vers latins apprennent aux lycéens à mieux comprendre la poésie de Virgile et d’Ovide ? Rien de tout cela.

Nous sommes modernes et non point anciens ; nous sommes Français et non point Grecs ou Romains. Acceptons tels qu’ils sont notre nature et notre génie ; cherchons jusqu’à quel point et à quelles conditions la sculpture est susceptible de prendre chez nous un