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tendre que le critique de Bâle. Comme elle éclate, cette admiration, jusque dans les remontrances du chrétien ! Avec quelle tendresse il fait leur éducation morale ! Quel spectacle nouveau que cette sollicitude évangélique unie aux délicatesses les plus vives du sentiment littéraire ! Nul pédantisme, nul puritanisme ; c’est la sévérité toujours bienfaisante d’un vrai disciple de Jésus. Personne n’a glorifié comme lui ce qu’il y a d’humain dans les strophes puissantes de Victor Hugo. Pourquoi Vinet n’a-t-il pas examiné ainsi toute la série des poésies de Sainte-Beuve ? Pourquoi n’a-t-il parlé ni d’Alfred de Musset, ni d’Auguste Barbier, ni de Brizeux ? Pourquoi Alfred de Vigny n’est-il nommé qu’une fois dans ses œuvres ? On s’étonne de ces oublis ; on se demande si, malgré toute sa pénétration littéraire, il était bien au vrai point de vue, et on finit par se dire que si, trop habitué à scruter les consciences, il a pu se méprendre quelquefois sur l’aspect et le mouvement des écoles poétiques au XIXe siècle, jamais il ne s’est trompé sur les hommes en particulier.

Il y a eu de nos jours bien des genres de critique. La critique la plus difficile assurément, c’est celle qui, inspirée par une foi très décidée, essaie de juger à cette lumière les ouvrages de l’esprit sans méconnaître l’indépendance de l’art, celle qui veut être chrétienne sans cesser d’être large, celle qui est résolue à se servir de sa croyance comme d’une règle suprême, mais qui croirait l’outrager par le fanatisme de l’esprit et le pharisaïsme du cœur : grand et périlleux problème ! Vinet y était mieux préparé que personne, puisque le christianisme était pour lui le complément nécessaire de la nature humaine. Reconnaissons toutefois que ces formules sont insuffisantes, et que la pratique en pareille matière est bien plus importante que la théorie. Dans l’art de mener de front la foi et la critique, Vinet a été un virtuose habile ; tel qui croirait l’imiter pourrait fort bien s’exposer à un double échec. Pourquoi faut-il qu’un tel homme n’ait pu être appelé à juger la Vie de Jésus de M. Ernest Renan ? On aurait entendu avec joie une discussion philosophique et chrétienne. Pour toute la partie orientale et talmudique du débat, Vinet aurait dû se récuser ; mais pour ce qu’on peut appeler la psychologie divine, quel controversiste eût égalé sa compétence ? Surtout il eût élevé la lutte, il l’eût purifiée des passions étroites, il eût dégagé sans effort les vérités surhumaines, et, faisant apparaître en sa pureté sans tache le cœur du juste immolé, il eût troublé l’assurance de tout contradicteur.

Je faisais ces réflexions en relisant les Discours religieux publiés par Vinet en 1831, et qui sont le résumé de sa prédication à Bâle[1].

  1. Discours sur quelques sujets religieux, 1 vol. in-8o. La cinquième édition a été publiée à Paris en 1853.