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Collard, avec son inflexible logique, réduisait cet ordre d’argumens à une incrimination contre Dieu lui-même, qui a créé l’homme libre et capable de faire le bien et le mal. Un esprit ouvert comme celui de M. Rouher aux choses pratiques devrait, ce nous semble, se placer à un point de vue différent. Les journaux, dans l’état actuel des peuples civilisés, sont-ils un fait artificiel et arbitraire, ou sont-ils un fait naturel ? Voilà la question. Personne ne s’avisera, dans l’état actuel de la civilisation, de considérer les journaux comme une excroissance artificielle qui ne répondrait point aux besoins de la civilisation elle-même et à la nature des choses. L’histoire des journaux, leurs lents progrès au début, leurs progrès plus rapides depuis un demi-siècle, prouvent qu’ils sont nés et se sont développés conformément à la nature des choses et, on pourrait dire, à la loi économique de l’offre et de la demande. Ils ont été, dans le monde moral, intellectuel, politique, un moyen de rapprochement entre les esprits analogue à ce qu’a été dans le monde matériel le développement des voies de communication et des moyens de transport. Il y aurait de l’enfantillage et de l’imprudence à méconnaître les faits naturels, à s’emporter contre eux et à les combattre ; le plus sage est de ne pas chercher à les fausser par des immixtions arbitraires, et de se résigner de bon cœur à vivre avec eux. La mauvaise humeur que les organes du gouvernement témoignent contre la liberté de la presse ne nous inspire pas des appréhensions désespérées. Nous prévoyons des cas où le gouvernement lui-même pourrait s’apercevoir que la liberté de la presse est nécessaire à son propre intérêt. On a beaucoup parlé à la chambre, depuis quelques jours, de la question de responsabilité ; oh a mis en balance le système de la responsabilité ministérielle et celui de la responsabilité du chef de l’état. Au fond, ce qu’on débat sous le nom de responsabilité, c’est l’indépendance et la prérogative du pouvoir. Or il est permis de concevoir un système d’institutions où le chef du pouvoir exécutif, conservant entière sa responsabilité et son indépendance vis-à-vis du pouvoir parlementaire, pourrait trouver un contre-poids sérieux contre celui-ci dans la force de l’opinion représentée par une presse libre. Un tel système existe précisément aux États-Unis. La force des choses a obligé quelquefois les pouvoirs absolus à faire appel à la liberté de la presse. C’est ainsi qu’on vit en France à la veille de 1789, sous l’administration du cardinal de Brienne, les écrivains politiques passer subitement du régime des lettres de cachet à une explosion de liberté favorisée par le ministre lui-même. Ni le raisonnement ni l’expérience ne nous donnent donc à penser que la liberté de la presse soit incompatible avec nos institutions actuelles. Nous nous garderons bien de prendre M. Rouher, qui a en mainte occasion fait preuve d’un intelligent libéralisme, pour un adversaire irréconciliable de cette liberté. Les hommes de gouvernement sont parfois obligés d’opposer une résistance temporaire aux vœux de réformes et de progrès ; la durée de cette résistance ne fait qu’éprouver la