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chez M. Gautier une veine de sentiment trop vite épuisée. « On a le talent, s’écriait M. Sainte-Beuve, l’exécution, une riche palette aux couleurs incomparables, un orchestre aux cent bouches sonores ; mais au lieu de soumettre tous ces moyens et, si j’ose le dire, tout ce merveilleux attirail à une pensée, à un sentiment sacré, harmonieux, et qui tienne l’archet d’or, on détrône l’esprit souverain, et c’est l’attirail qui mène. » Et il ajoutait, en parlant du style accommodé au procédé plastique : « Le style dans ce procédé constant, si par bonheur on n’y dérogeait quelquefois, n’aurait plus rien de la souplesse naturelle et du libre mouvement de la vie ; il ne serait plus qu’un vernis, qu’un émail, qu’une écaille universelle… Quand le cœur bat désormais, c’est grand hasard, à travers cette raideur brillante de l’enveloppe continue, qu’on le voie tout naturellement palpiter. » Si depuis lors, par un travail mystérieux dont le secret nous échappe, l’opinion de M. Sainte-Beuve a pu quelque peu se modifier, elle ne pouvait se retourner complètement ; aussi, dans ses critiques les plus récentes, les plus indulgentes, s’est-il senti obligé d’avouer que le romantisme de M. Gautier n’est pas exempt de fruits empoisonnés. Toutefois il s’est efforcé de prouver que l’air d’impassibilité de l’écrivain, le calme du dilettante pouvaient cacher des trésors de tendresse. Qu’ils existent chez l’homme, nous n’avons ni le droit ni le désir de le nier ; mais chez l’écrivain nous ne les avons pas encore découverts. M. Sainte-Beuve nous paraît aussi excéder la mesure de beaucoup lorsqu’il met avec insistance les poésies de M. Gautier en regard des poésies d’Alfred de Musset. Pour le Capitaine Fracasse, il le range malicieusement dans la littérature des grotesques, où il s’est, dit-il, incrusté. Voilà un mot qui rachète bien des complimens : on ne pouvait dire mieux ni pis.

Venu plus tard que M. Sainte-Beuve, M. Labitte, en signalant l’obstination de M, Gautier à suivre une voie mauvaise, s’exprimait ainsi : « Il deviendrait piquant que le romantisme à son tour eût ses perruques, pour parler avec l’historien des Grotesques. » Il reconnaissait en même temps avec raison chez M. Gautier un filon de Rabelais, qu’il louait comme « un don heureux et rare. » Aujourd’hui par malheur l’esprit succombe décidément sous la lettre, et le vocabulaire seul est debout. On pouvait encore en 1844 espérer que le talent de M. Gautier se retremperait aux sources vives d’où il semblait s’être éloigné par boutade, et non à tout jamais. Le doute n’est plus permis. Après vingt ans écoulés depuis cet appel suprême de la critique au sens intime de l’écrivain, la voilà de nouveau ramenée en face de M. Gautier, et la conclusion est la même quant au jugement avec les vœux et l’espérance en moins. On sait à présent que M. Gautier ne faisait point du paradoxe lorsqu’il écrivait Albertus, Fortunio et les Grotesques. M. Gautier s’est mépris, il s’est refusé une belle part dans la littérature contemporaine en abusant de sa plume au détriment de son esprit. Toute débauche littéraire, quelle qu’en soit la nature, est comme ce pays de Bohème dont quelqu’un a dit qu’on y peut bien passer, mais qu’il n’y faut pas demeurer. Autrement un jour la main fatiguée du convive, au milieu de quelque fête des fous, laisse tomber le verre plein d’une liqueur excitante, et la nappe du festin prend un aspect funèbre.