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la valeur reconnue de M. Gautier comme écrivain, nous avons le droit de la mesurer. Surtout lorsqu’il s’agit d’un roman, c’est-à-dire d’une œuvre essentiellement humaine, nous devons défendre la part du sentiment et réduire à leurs justes proportions les accessoires dont l’auteur abuse en négligeant le cœur, la pensée, tout ce qui est pour nous la moelle et comme le principe vital de l’art. La force du talent peut s’attester chez un écrivain ou par l’affirmation plus hardie et le développement croissant d’un génie original, ou par le phénomène d’un renouvellement complet. M. Gautier ne s’est pas renouvelé ; il se continue donc, mais non pour se développer : il essaie de remplacer la force d’initiative par des retours laborieux vers ses débuts littéraires.

Il est une heure pour toute chose : après l’étiolement de notre littérature dans les limbes de l’école pseudo-classique, la couleur et le style pittoresque étaient des conquêtes utiles, indispensables. Ce que nous avions perdu, il importait de le reprendre en élargissant même le champ des explorations et le domaine de nos écrivains. Dès la fin du XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre dans la peinture du paysage, Buffon dans les descriptions de la science, avaient rendu l’expression et reproduit la beauté de la nature. Dans la première partie de ce siècle, on s’éprit subitement des créations peu ou mal connues du moyen âge et de la poésie du XVIe siècle. De là naquirent des œuvres de mérite dans la sphère de l’imagination, et des recherches qui ont abouti aux amples trésors de l’érudition actuelle ; mais le goût des menus détails, du petit côté des choses et des agrémens surannés, en se conservant seul, ne saurait plus rien apporter qu’un bagage d’objets et de mots hors d’usage. L’esprit moderne, à moins qu’il ne se livre aux informations de l’histoire, veut se nourrir de ce qui l’entoure et non de fruits desséchés : il ne s’agit point de rebrousser chemin jusqu’au XVIe siècle, vu en miniature dans le cénacle de Ronsard, et s’il est un siècle dont le nôtre doive exploiter la succession avec un zèle particulier, n’est-ce pas le XVIIIe siècle, envers qui nous risquons souvent d’être ingrats ? Prendre aux âges antérieurs de quoi fortifier la langue, c’est bien ; mais la pensée et les mœurs changent comme les lois, l’humanité ne revient pas en arrière, et ni les mots, ni les costumes, ni le langage du temps jadis ne peuvent servir au présent dans toute leur intégrité. Le sentiment ne varie pas de la sorte, et c’est lui qu’il faudrait ressaisir sous ses formes nouvelles, comme l’avaient saisi sous d’autres formes les maîtres des vieux âges. C’est là vraiment l’unique moyen efficace de relier le présent au passé dans les œuvres d’art ou dans les œuvres littéraires, en montrant ainsi que l’humanité est toujours la même au fond sous la diversité des aspects : la méconnaître dans le présent, qu’on le sache bien, c’est prouver qu’on l’avait mal comprise dans le passé.


FÉLIX FRANK.


V. DE MARS.