Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/735

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de 1784 ! Les choses allèrent ainsi, sans trop de réclamations, jusque vers 1840, car les termes du contrat étaient assez fidèlement observés de part et d’autre, et si le planteur créole ne pouvait envoyer son sucre qu’en France, et sous pavillon français, du moins l’y envoyait-il sur un marché où des droits protecteurs lui garantissaient le monopole.

Cependant l’ennemi grandissait à l’intérieur : c’était cette racine pivotante, la betterave, si dédaigneusement traitée au début, et qui en 1842 en était arrivée à alimenter le quart des besoins de la métropole. Sachant se montrer robuste et féconde quand il s’agissait de flatter l’amour-propre national, et sachant encore mieux se faire chétive et misérable quand on lui réclamait l’impôt, la nouvelle industrie avait si habilement intéressé le pays à sa cause, dans la guerre qu’elle faisait à la canne, qu’en 1852 ses produits, plus que doublés, entraient pour la moitié dans notre consommation. Le sucre colonial n’était plus protégé contre la betterave que par un droit différentiel de 6 francs par 100 kilogrammes. Certes, en regard de la situation faite aux colonies, l’appui que l’état prêtait à cette concurrence était une violation flagrante du pacte réciproque, et c’était une singulière façon d’appliquer l’ancien axiome, qu’une colonie est d’autant plus avantageuse que ses produits diffèrent davantage de ceux de la métropole. Toutefois le gouvernement était soutenu par l’opinion, reine despotique, qui recule rarement devant une injustice quand ses passions sont mises en jeu, et nos pauvres îles furent ici ses victimes innocentes. Les idées de libre échange gagnaient-elles du terrain grâce au crédit que leur donnait le succès de la réforme douanière dont sir Robert Peel venait de doter l’Angleterre, on ne songeait à les appliquer en France qu’au profit exclusif de la mère-patrie. De même, quand la révolution de 1848 provoqua irrésistiblement l’émancipation des noirs, ce furent encore nos îles qui payèrent les frais de la guerre. Un peu plus tard, le législateur allège les taxes qui pèsent sur les sucres étrangers, afin d’ouvrir à notre marine de commerce un plus large essor, et ces mêmes îles se voient privées par là des navires qui doivent enlever leurs récoltes. Bref, dans cet éternel chaos où s’agitaient pêle-mêle les ports de mer et les colonies, la canne et la betterave, le commerce et la navigation, la raffinerie, les primes et les drawbacks, un intérêt se trouvait invariablement sacrifié, celui des colonies, et cela sans nulle compensation. Il en fut ainsi jusqu’à l’année 1861, où le gouvernement fit enfin droit à leurs justes plaintes.

Nos armateurs avaient assez rapidement compris les avantages de leur situation ; ils applaudissaient volontiers par exemple à l’introduction des sucres étrangers, qui leur ouvrait le riche marché de