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tribunal et ne se sauva que par miracle. Cælius triomphait et croyait sans doute qu’une révolution nouvelle allait commencer ; mais, par une singulière coïncidence, il allait se trouver victime de la même erreur que Brutus. Dans des causes tout à fait opposées, ces deux hommes si différens se trompaient de la même façon : tous les deux avaient trop compté sur le peuple de Rome. L’un lui rendait la liberté et le croyait capable de la désirer et de la défendre, l’autre l’appelait aux armes en lui promettant de lui faire part de la fortune des riches ; mais le peuple n’écouta ni l’un ni l’autre, car il n’était pas plus susceptible de mauvaises passions que de nobles instincts. Son rôle était fini, il en avait le sentiment : le jour où il avait abdiqué entre les mains du pouvoir absolu, il avait semblé perdre entièrement la mémoire du passé. Dès lors on le voit renoncer à toute initiative politique, et rien n’est plus capable de l’arracher à son apathie. Ces droits souhaités avec tant d’ardeur et conquis avec tant de peine, ces convoitises entretenues avec tant de soin par les chefs populaires, le tribunat et les lois agraires, tout lui devient indifférent. C’est déjà ce peuple de l’empire si admirablement peint par Tacite, le plus misérable de tous les peuples, complaisant à tous les succès, cruel pour tous les revers, qui accueille tous ceux qui triomphent avec les mêmes applaudissemens, et dont le seul rôle dans toutes les révolutions consiste à former, quand la lutte est finie, le cortège du vainqueur.

Un peuple pareil ne pouvait être un appui sérieux pour personne, et Cælius avait tort de compter sur lui. Si, par un reste d’habitude, il avait un jour paru sensible à ces grandes promesses qui l’avaient ému tant de fois, alors qu’il était libre, cette émotion ne fut que passagère, et il suffit de quelques cavaliers qui traversaient Rome par hasard pour le faire rentrer dans l’ordre. Le consul Servilius fut armé par le sénat de la fameuse formule qui suspendait tous les pouvoirs légaux et concentrait l’autorité dans une seule main. Aidé de ces troupes de passage, il défendit à Cælius d’exercer les fonctions de sa charge, et, comme il résistait, il fit briser sa chaise curule[1] et l’arracha de la tribune, d’où il ne voulait pas descendre. Cette fois le peuple resta tranquille, et pas une voix ne répondit à celle qui essayait de réveiller dans ces âmes éteintes les anciennes passions. Cælius rentra chez lui la rage dans le cœur. Après un déshonneur aussi public, il ne pouvait plus rester dans

  1. Un détail curieux, conservé par Quintilien, nous apprend qu’au milieu de ces graves affaires, dans lesquelles il jouait sa vie, Cælius conservait la légèreté de son caractère et son humeur railleuse. Après que sa chaise curule eut été brisée, il en fit construire une autre tout en lanières de cuir et l’apporta au consul. Tous les spectateurs éclatèrent de rire. On racontait que Servilius avait, dans sa jeunesse, reçu les étrivières.