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devait avoir pour ces hommes des régions intertropicales quelque chose d’étrange et de surnaturel. Avant de partir pour cette expédition, il ordonna un jeûne général qui ne devait être rompu qu’à son retour. Or, ses compagnons ayant méconnu ses ordres et fait usage d’alimens, Ngatoro’ fut sur le point de périr ; mais bientôt, rassemblant tout son courage, « il pensa qu’il pourrait se sauver en priant les dieux d’Hawaïki de lui envoyer du feu et de placer un volcan au sommet de cette montagne. » Sa prière fut exaucée : la flamme divine vint droit à lui sous terre, mais en jaillissant d’espace en espace, et le héros, réchauffé par les feux du volcan, regagna Makétu, où il était alors fixé. — De tous les miracles prêtés à Ngatoro’, celui-ci est le plus croyable. Pour l’expliquer de la manière la plus naturelle, il suffit de supposer qu’une éruption eut lieu pendant qu’il explorait les sommets du Tongariro. À son retour, il devait persuader aisément à ses compagnons que ses charmes avaient appelé la flamme des volcans de la mère-patrie[1].

Souvent cité dans cette histoire légendaire, Ngatoro’ est en outre le héros d’une légende spéciale, où il apparaît comme dirigeant une expédition guerrière, qui mérite sous bien des rapports toute notre attention[2]. « Lorsque Ngatoro-i-Rangi quitta Hawaïki avec le Taïnui et l’Arawa, il laissa derrière lui une jeune sœur, Kuïwaï, mariée à un chef puissant nommé Manaïa. Quelque temps après le départ des canots, Manaïa convoqua toute sa tribu à une grande assemblée pour lever un tabou, et lorsque les cérémonies religieuses furent terminées, les femmes firent cuire la nourriture pour les étrangers[3]. » Or « quand les fours furent ouverts, » il se trouva que les alimens préparés par Kuïwaï n’étaient pas assez cuits. Manaïa entra en fureur, et, s’adressant à sa femme, il s’écria : « Que votre tête soit maudite ! Les morceaux de bois à brûler sont-ils sacrés comme les os de votre frère, que vous les épargniez au point de ne pas en mettre assez pour faire rougir les pierres[4] ? Oserez-vous recommencer ? S’il en est ainsi, je vous servirai la chair de votre frère apprêtée de la même façon : elle rôtira sur des pierres de Waïkorora rougies au feu. » Kuïwaï, profondément blessée, rentra chez elle après avoir servi son mari, sans vouloir prendre part à la fête. Dès que le soir

  1. Le Tongariro, dont le nom a été conservé par les Européens, est un volcan en activité.
  2. Cette légende porte dans l’ouvrage de sir George Grey le titre de la Malédiction de Manaïa.
  3. Nous trouvons ici le tabou établi a Hawaïki, et nous voyons qu’on le levait dans cette contrée avec les cérémonies et les fêtes qui rappellent ce qu’ont remarqué à Tahiti et ailleurs les navigateurs modernes.
  4. Encore un trait de mœurs bien caractéristique, et qui rappelle ce que tous les voyageurs ont raconté de la manière de cuire les alimens.