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Américains, il n’est guère à espérer qu’on sera plus juste envers leurs poètes. Grâce aux Essais biographiques et de critique littéraire dont M. Tórres Caicedo a publié récemment les deux premiers volumes consacrés aux écrivains de l’Amérique du Sud, le doute n’est plus permis aujourd’hui. Dans cette œuvre considérable, qui doit lui attirer la reconnaissance de tous les lecteurs éclairés, l’auteur, poète lui-même, s’est donné pour mission de mettre en lumière les travaux de ses frères, les poètes du Nouveau-Monde, il venge sa patrie des reproches de stérilité d’esprit qu’on a si souvent lancés contre elle ; il prouve que, depuis la conquête de leur indépendance nationale, les citoyens de la Colombie[1] peuvent comparer sans honte leurs travaux à ceux des autres peuples dans l’immense domaine des lettres.


I

Il est certain que, sous l’ancien régime colonial des vice-royautés d’Amérique, toute poésie était flétrie d’avance, étouffée dans son germe. Des confins de l’Araucanie à l’extrémité septentrionale de la Nouvelle-Espagne, la vie de la société tout entière était si bien réglée par l’autorité, que rien de nouveau ne pouvait y trouver place. Absolus dans l’administration de leurs immenses provinces, les vice-rois et les capitaines-généraux du Nouveau-Monde tenaient les populations sous un joug de fer. À côté d’eux trônaient les inquisiteurs, non moins redoutables que ceux de Séville et de Tolède, et cependant moins couverts de sang, parce qu’ils ne trouvaient aucune résistance, et que la frayeur avait courbé toutes les volontés devant eux.

Des soldats ou des banquiers qui demandaient à être payés de leurs services, des favoris dont les rois d’Espagne voulaient faire la fortune, des seigneurs avides qu’il fallait gorger d’or à tout prix, de jeunes étourdis qu’on devait éloigner pour cause de scandale, recevaient à titre de fief des commanderies grandes comme des royaumes, et peuplées de milliers ou même de millions d’Indiens : c’est ainsi qu’un bourgeois d’Augsbourg, Welser, eut à lui seul, en garantie de quelques dettes de Charles-Quint, l’immense territoire qui est devenu de nos jours la république de Venezuela. Diverses lois prohibaient l’esclavage des indigènes, mais d’autres

  1. Ainsi que M. Samper, auteur d’un livre excellent sur l’état moral et l’avenir des peuples hispano-américains, nous appliquons, dans cette étude, le nom de Colombie, non pas aux trois républiques de la Nouvelle-Grenade, du Venezuela et de l’Equateur, mais à l’ensemble du continent sud-américain, et par extension à toutes les républiques espagnoles. Tel est du reste le sens que donnent à ce nom les hommes politiques qui travaillent à l’union future des anciennes colonies de l’Espagne en Amérique.