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l’autorisaient, et celles-là seules furent exécutées. Maîtres souverains, les commandeurs pouvaient à leur gré devenir les bourreaux des populations qui leur étaient données ; ceux-là mêmes qui se croyaient débonnaires n’en condamnaient pas moins des troupeaux d’hommes à s’épuiser dans leurs mines ou dans leurs plantations, et les maintenaient dans cet abrutissement qui accompagne toujours la servitude. Les commissaires chargés spécialement de la protection des natifs n’étaient le plus souvent que les humbles intendans des commandeurs, et leur mission consistait seulement à lever un impôt sur le travail des indigènes. Au-dessous des grands propriétaires féodaux s’échelonnaient des spéculateurs rapaces, vivant tous des labeurs de l’Indien.

Sous ce régime atroce, les naturels asservis périssaient par milliers, et des contrées jadis populeuses se changeaient en déserts. Les Caraïbes disparurent des Antilles ; les huit cents peuplades[1] des bords de l’Amazone et de ses affluens se fondirent peu à peu ; . la grande nation des Muyscas fut réduite à une simple tribu. Cinquante ans après la conquête de l’empire des Incas, plus de deux millions d’hommes avaient déjà péri, ainsi que le prouva le recensement opéré en 1580 par ordre de Philippe II. La dépopulation continua pendant les deux siècles qui suivirent : lorsque le Pérou eut enfin reconquis son indépendance, il avait perdu les neuf dixièmes de ses habitans ; la vallée de Santa, qui s’ouvre dans l’épaisseur des Andes, au sud de Trujillo, n’avait plus, d’après M. Bollaert[2], qu’une population de 1,200 âmes, misérables descendans des 700,000 Indiens qu’elle renfermait à l’époque de la conquête. Cependant cette mort lente de toute une race d’hommes s’accomplissait en silence, les tribus s’éteignaient les unes après les autres sans troubler l’ordre général. Les prêtres maintenaient la paix dans l’immense tourbe des esclaves incessamment décimés, et jetaient quelques gouttes d’eau bénite sur ces populations, qui, à peine mortes, étaient aussitôt ensevelies dans l’oubli. Chaque ville, chaque bourgade indienne était gouvernée soit par un curé, soit par des jésuites ou par des moines de l’ordre de Saint-François. Toute désobéissance était punie par une double peine civile et religieuse ; tout rebelle était un hérétique, passible à la fois de la mort et de l’excommunication. Ce n’est point parmi ces indigènes tremblans, auxquels le chant de leurs hymnes nationaux était interdit comme un crime et dont on avait systématiquement détruit toute l’ancienne

  1. Sept cent quatre-vingt-quinze d’après les recherches de M. Cléments Markham.
  2. Antiquarian, ethnological and other Researches in New-Granada, Ecuador, Peru and Chile, by William Bollaert, London 1860.