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du public parisien ; volontaires ignorés de leurs chefs, mais assez enthousiastes pour se passer d’encouragement, ils se conformaient avec joie à tous les mots d’ordre qui étaient donnés en Europe, applaudissaient tous les écrivains, adoptaient et copiaient tous les genres ; malheureusement la lenteur des communications à travers l’Atlantique les exposait fréquemment à qualifier de chefs-d’œuvre incomparables ce dont Paris était déjà fatigué à juste titre. Avant que l’effervescence littéraire des romantiques eût gagné la Colombie, Madrid, un des fondateurs de l’indépendance grenadine, traduisait les Trois Règnes de la Nature, par l’abbé Delille ; mais bientôt après les classiques du Nouveau-Monde furent mis en déroute par les « poètes du désespoir. » Ce fut un concert de pleurs et de sanglots d’un bout du continent à l’autre bout. Des centaines et des milliers de Colombiens chantèrent les « soupirs de l’âme » et les « larmes du cœur. » Récemment encore le gracieux et touchant Lozano, véritable poète, qu’on peut ranger parmi les écrivains les plus remarquables de l’Amérique, publiait ses Heures de martyre, suivies de Nouvelles Heures de martyre.

Certes on ne saurait faire un reproche à la littérature hispano-américaine d’avoir ainsi débuté par des traductions et des imitations souvent dépourvues de critique. Ayant à peine un commencement d’histoire, maîtres de leur sol natal depuis quelques années seulement, et d’ailleurs environnés de tous côtés par le désert ou par des tribus encore sauvages, les Colombiens affranchis ne pouvaient naître à la civilisation et aux arts qu’en prenant exemple sur les peuples étrangers. C’est le génie français qui les a séduits, c’est par lui qu’ils se sont laissé entraîner à l’aveugle, copiant avec un égal enthousiasme le charmant et le grotesque, les erreurs et la vérité. Nous aurions mauvaise grâce à les blâmer d’avoir si complètement subi notre influence, et d’ailleurs le blâme retomberait en entier sur nous, qui les avons souvent mal guidés : notre seul sentiment à l’égard de ces peuples jeunes, qui se sont faits avec joie nos disciples, ne doit être que celui de la sympathie. Cependant, lorsqu’on lit les œuvres des poètes américains, il est impossible de ne pas sourire de l’étrangeté de certaines imitations, qui n’ont aucun sens dans le Nouveau-Monde à cause de la différence des milieux politiques et sociaux. Ainsi, sur cette terre à peine échappée à un régime qui était la continuation de celui du moyen âge, nombre de jeunes gens célébraient innocemment le bon vieux temps où les peuples d’Europe avaient été si misérables, où la pensée s’était si péniblement débattue. De même ces républicains, qui venaient d’expulser leurs maîtres espagnols et ne voulaient vivre que pour la liberté, adoraient à l’envi l’exilé de Sainte-Hélène et maudissaient