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la traîtresse Albion. Pour donner une idée du lyrisme auquel s’élevèrent les poètes sud-américains et de la forme qu’avait prise en Colombie la légende napoléonienne, il suffira de citer les trois premières strophes d’une ode de Lozano :


« Aigle du désert, dont le nid fut la tempête orageuse, comète enflammée suspendue au ciel sans fin des âges, toi qui, dans le lac immense de l’oubli, as lancé tes royales clartés, dieu tombé du trône des dieux, qui donc reçut tes dernières paroles ?

« Ce ne sont point les pyramides, qui avaient entendu le bruit de tes pas et s’étaient inclinées, ni les eaux du Nil, qui t’avaient vu et qui murmuraient ton nom, ni les cités qui avaient allumé leurs tours pour t’éclairer pendant la nuit… Qui donc ? Silence ! ma langue hésite, elle parle en tremblant de la mer, elle nomme un rocher !

« La terre, la mer, les cieux étaient un orbe étroit pour ton pied de géant ; de ton palais impérial le toit splendide était le firmament sans bornes ; les soleils étaient ton diadème, et ta couche le pôle antarctique de diamant. ton cercueil, puis-je le croire ? titan de la Seine, ce fut Sainte-Hélène, le rocher fatal ! »


Victor Hugo est le poète français dont les œuvres ont exercé la plus grande et la plus durable influence sur la littérature hispano-américaine, et parmi ses poésies, les plus admirées furent sans contredit les Orientales ; on peut qualifier d’innombrables les traductions et les imitations auxquelles les plus belles pages de ce volume donnèrent lieu, de la part de tous ceux qui savaient chanter ou seulement rimer dans les républiques colombiennes. C’est que les Orientales étaient pour les Américains eux-mêmes comme une révélation de l’Amérique : ces poèmes ont presque tous une allure héroïque et martiale faite pour plaire à un peuple jeune et batailleur ; ils peignent une nature un peu fantastique et idéale qui est aussi bien celle du Nouveau-Monde que celle de l’Égypte et de la Turquie ; ils mettent en scène des Arabes nomades auxquels ressemblent comme des frères les cavaliers à demi sauvages des pampas de Buenos-Ayres. Lorsque les poètes colombiens manifestaient une prédilection si marquée pour Victor Hugo, c’était donc par un sentiment intime du génie propre de leur race. Il est même telle de leurs œuvres où l’imitation et la nature sont tellement confondues qu’il est impossible de faire la part de l’une et de l’autre. Comme exemple de ce mélange intime, on peut citer les poésies composées par un homme qui, après avoir vécu de la vie des nomades de la Plata, soit comme soldat, soit comme exilé, a fini par devenir président de la fédération argentine, don Bartolomé Mitre. Nous traduisons ici quelques vers de son Chant du Gaucho, dont il est malheureusement