Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/931

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de leurs anciens drapeaux. Les nations meurent comme les hommes !…

« Repose-toi en répétant tes légendes et tes belles traditions, Espagne qui dormais avec un monde à tes pieds. Repose-toi comme un guerrier qui, tombant de vieillesse, compte encore ses blasons et ses honorables cicatrices. Repose-toi, France hautaine. La lumière de la pensée jaillit de ton front en brillantes étincelles ; demain le temps en épuisera la source, et c’est dans le monde nouveau que la flamme éclatera. Repose-toi, vieille Angleterre. Depuis longtemps, tes léopards hérissent leur crinière, mais ils ne lèvent plus leur tête.

« Repose-toi, monde d’Europe ; père noble des siècles qui vont s’évanouir, repose-toi, pendant que la main de l’Amérique, ma mère, recueille tes fils et leur offre le pain de l’hospitalité… S’ils n’arrivent pas en ennemis, nous leur donnerons des champs à moissonner ; chez nous, l’espace est assez grand pour que des peuples y naissent… L’Amérique, qui s’appuie sur des colonnes d’or, l’Amérique est le joyau de l’univers.

« Oui, c’est à toi, reine du monde, qu’appartient l’avenir, un avenir immense comme tes montagnes et tes mers, lumineux comme ton ciel et tes astres éclatans. Redresse-toi, couronnée de gloire, regarde par-dessus les vagues de l’Océan, et tu verras que le monde des rois peut tenir tout entier dans le creux de ta main…

« Ah ! qui me donnera de renaître à la vie dans ces jours de mes rêves dorés ? Qui me donnera d’écouter d’une âme attendrie l’admirable concert de tes poètes, futurs ? Mais quoi ! mon cœur les entend déjà ! Moi, pauvre exilé, qui mendie aujourd’hui une patrie et la liberté, je vois déjà ta gloire dans l’avenir, ô ma mère !… »


Certes, le poète de la Plata nous permettra de ne pas accueillir toutes ses prédictions et de ne pas croire à la déchéance de la vieille Europe. Les peuples qui depuis tant de siècles sont les champions de l’humanité, eux qui, par les efforts de leurs hommes de cœur et de leurs savans, ont si péniblement fait germer la civilisation dans l’universelle barbarie, ne sont point encore arrêtés dans leurs progrès ; si jamais ils se reposent, ce sera, nous l’espérons, non dans le silence, de l’esclavage et de l’épuisement, mais dans la plénitude de leurs forces, dans la jouissance des libertés qu’ils auront conquises pour eux-mêmes et pour le genre humain. Toutefois, si Mármol a tort de condamner ainsi les nations civilisées de l’ancien monde à une prochaine décadence, les Européens de leur côté n’ont pas le droit de désespérer des peuples colombiens, pleins d’espoir en eux-mêmes. Fières de leurs progrès, de leur science, de leur industrie et de leur équilibre continental si souvent menacé, les sociétés d’Europe auraient mauvaise grâce à croire les populations de la Colombie vouées à une éternelle et stérile agitation alors que celles-ci pressentent un avenir de force et de prospérité. Désormais les peuples sont solidaires, aussi bien que les continens ; les pensées, comme les molécules d’air, sont portées de monde en monde