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du siècle, de l’horrible cauchemar qui l’écrasait depuis Philippe II, n’a-t-elle pas dû se débattre pendant plus de trente années avant de pouvoir entrer définitivement dans le concert des sociétés modernes ? Et cependant elle n’avait point souffert autant que ses colonies ; elle n’avait pas été presque entièrement dépeuplée, et, chose plus importante encore, elle avait vu se dérouler sous ses yeux le grand drame de la révolution française.

Plusieurs anciennes colonies de l’Espagne, devenues aujourd’hui des républiques prospères, paraissent avoir enfin dépassé, comme la mère-patrie, cette douloureuse période de transition qui sépare l’ancien régime du nouveau. Les autres contrées de l’Amérique du Sud se pacifieront aussi à mesure que l’instruction se répandra et que les intérêts croissans du commerce et de l’industrie réagiront contre l’influence des chefs de bandes. Le manque d’habitans est le grand obstacle au progrès ; mais le pays se peuple d’année en année. Le vide se comble peu à peu par l’accroissement naturel de la population, tandis que de nouvelles routes s’ouvrent dans les solitudes pour abréger les distances et mettre en communication des peuples qui s’ignoraient. Les pampas, jadis désertes, se remplissent ; des cités surgissent aux bords des fleuves, que sillonnent aujourd’hui des bateaux à vapeur ; des émigrans européens affluent par milliers, apportant leur intelligence et leurs capitaux ; enfin le nombre des naissances excède celui des morts d’au moins deux cent mille par année. La population totale de l’Amérique espagnole, non compris celle des Antilles, dépasse vingt-cinq millions d’âmes. Certes c’est encore bien peu pour un territoire vingt-deux fois plus étendu que la France et capable de nourrir facilement deux milliards d’hommes ; mais c’est par la force d’impulsion qui les anime, et non par le chiffre brut de leurs habitans, que les peuples conquièrent une noble place dans l’histoire. D’ailleurs, pour comprendre la mission qu’auront à remplir les républiques espagnoles, il suffit de regarder le continent qu’elles partagent avec le Brésil, et dans lequel se trouve la plus belle moitié de leur domaine. Tout y présente le caractère d’une merveilleuse unité, et cette chaîne des Andes qui se développe avec une régularité si parfaite du cap Horn à l’isthme de Panama, et cette grande plaine qui descend de la base des montagnes vers l’Atlantique, et ces fleuves qui entrelacent leurs sources, et ces rivages maritimes aux courbes gracieuses, qui forment l’immense triangle de l’Amérique du Sud correspondant à celui de l’Amérique du Nord. Sur cette terre de Colombie, si vaste et pourtant si simple dans son architecture, est écrite d’avance l’histoire d’un grand peuple de frères.


ELISEE RECLUS.