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récolte ; les villages étaient déserts ; on campait dans les plantations, qui retentissaient tout le jour de voix, de chants et d’appels. Sous les arbres étaient étendues de larges couvertures, de grandes nappes où les olives tombaient drues comme grêle ; d’en haut, d’en bas, on tapait à grands coups de gaule. Des jeunes filles, pour atteindre les branches d’en haut, avaient grimpé sur les arbres, et, à demi cachées par le feuillage, elles allongeaient la tête et nous regardaient passer.

Ce n’est pas ici le lieu de décrire en détail les ruines intéressantes que renferme Selino, les nombreuses tours de style hellénique que l’on rencontre debout encore au-dessus des cols et à la gorge des vallées, les restes surprenans d’une cité toute primitive auprès du village de Temenia, cité dont les murs sont bâtis en blocs presque aussi grossiers et aussi énormes que ceux de Tyrinthe, et qui semble avoir été abandonnée dans l’antiquité même au profit d’Elyros, grande ville dorienne dont la souveraineté s’étendait autrefois sur tout le pays qui porte maintenant le nom de Selino. Du village de Rhodovani, tout voisin des ruines d’Elyros, on voit se dresser en face de soi, vers l’est, à peu de distance, la masse centrale des Monts-Blancs, qui cachent dans leurs replis ces gorges de Sfalda, où la population grecque, restée pure de tout mélange, a toujours conservé, sous la domination turque comme sous la domination vénitienne, avec une indépendance armée que le conquérant étranger attaquait rarement de près, un patois curieux où l’on reconnaît à plusieurs traits le caractère et la tradition du dialecte dorien autrefois parlé dans toute l’île de Crète. Si haute et si infranchissable est du côté de Selino la barrière qui couvre les vallées sfakiotes que le plus court chemin pour pénétrer à Sfakia est encore de repasser par La Canée. La route qui nous y ramena traverse le territoire du village d’Alikianou, célèbre en Crète par ses riches vergers. Le citronnier et l’oranger, qui, en Italie et sur la côte de Syrie, à Jaffa même, ne sont guère plus hauts et plus larges que les pommiers plantés au bord de nos routes de Normandie, atteignent ici, comme l’olivier à Selino, une élévation et une ampleur que je ne leur avais encore vues nulle part ailleurs. On comprend mieux ici la réputation que les poètes et les voyageurs ont faite à l’oranger. La culture de cet arbre n’a été introduite dans l’île, assure-t-on, que dans les premières années de ce siècle, et pourtant à eux seuls les jardins d’Alikianou produisent, année moyenne, environ quatre millions d’oranges. Ces oranges de Crète, très grosses et très parfumées, sont fort recherchées dans tout le Levant ; à Athènes, à Constantinople et à Smyrne, les marchands crient dans les rues : oranges de Crète ! comme on crie à Paris : chasselas de Fontainebleau !