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phare autour duquel M. Elliot se promenait tranquillement, examinant à loisir chaque détail, questionnant, donnant ses ordres sans s’inquiéter de l’aspect menaçant que le ciel avait pris peu à peu. — Par Jupiter ! monsieur, dit le maître voilier à Austin, qu’Eleanor venait de quitter, je voudrais nous voir à dix miles de cette côte malsaine… Contre-maître, hissez bien vite la seconde flamme et le signal 3474 !… Ce qui fut fait aussitôt ; mais M. Elliot y prit à peine garde. On le vit arpenter le jardin potager des gardiens du phare pour aller planter un jalon. — Il est donc aveugle, murmura le pilote… Voyons s’il est sourd… Dégagez le canon, et faites feu !… M. Elliot parut n’avoir pas entendu le nouveau signal et se rembarqua, son opération terminée, avec une lenteur provoquante. Deux rafales avaient déjà passé sur le yacht lorsqu’il y remonta, et quoique poussé à toute vapeur, le léger bâtiment cessa bientôt de faire route, tant la résistance du vent devint puissante. — Je crains de m’être attardé, dit M. Elliot, jetant un coup d’œil inquiet vers les roches de Benbecula, qui n’étaient pas à plus d’un demi-mile sous le vent… Oserez-vous mettre le cap sur Monach ? ajouta-t-il, s’adressant au maître, qui le suivait.

— Nous donnerions infailliblement contre Grimness, et ceci en moins de dix minutes, repartit le marin expérimenté.

— En ce cas, Dieu me pardonne mes lenteurs ! s’écria M. Elliot, qui descendit aussitôt dans la cabine.

Le fait est qu’il avait à s’accuser d’un retard périlleux. Dès quatre heures de l’après-midi, une lutte à mort s’établit entre la mer et le yacht, lutte où ce dernier semblait devoir succomber, car la nuit arrivait, la tempête redoublait de violence, et on ne s’éloignait guère des récifs écumeux dans le voisinage desquels une force irrésistible semblait maintenir le bâtiment condamné. M. Elliot et le maître comprenaient le danger dans toute son étendue ; Austin le devinait à peu près, mais il affectait un calme dont Eleanor fut heureusement la dupe. Elle était remontée sur le pont, et à travers tout ce désordre des élémens déchaînés, enveloppée dans le même plaid que son fiancé, causait paisiblement avec lui. Le bruit du vent et des vagues, le grincement des cordages, le gémissement des charpentes sonores laissaient arriver à l’oreille de l’un ou de l’autre les paroles qu’ils échangeaient de si près, comme s’ils se fussent promenés, par quelque tranquille soirée d’été, dans une allée de jardin.

Lorsqu’il fit tout à fait nuit, Eleanor crut devoir aller jeter un coup d’œil dans la cabine de sa tante ; celle-ci dormait profondément, n’ayant pas conscience du moindre danger. D’autant plus rassurée, la jeune fille se retira pour se livrer, elle aussi, au sommeil. Comment aurait-elle pu se croire en péril ? Elle venait de voir