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de commun avec Dulcinée ou Altisidore, et il cède cependant par reconnaissance pour ce maître généreux dont il mange le pain sec, et qui, ne pouvant lui donner encore l’île qu’il lui a promise, lui fait partager libéralement les coups de bâton qu’il reçoit. Ce dévouement est fait pour surprendre ; mais, si vous connaissiez ce maître, si vous aviez vu comme il châtia l’audace du Biscaïen, avec quelle aisance il désarçonna le chevalier des Miroirs et avec quelle intrépidité il entra dans la cage des lions ! Par-dessus tout, si vous saviez quelle tranquillité il oppose à la mauvaise fortune, et quelle résignation il oppose au besoin ! Il n’a jamais envie de boire ni de manger, il peut se passer de dormir, et il est toujours prêt à donner sa bourse et son manteau. Il n’y a que le plat à barbe qui lui sert de casque et sa vieille rondache qu’on ne pourrait lui arracher, ni par force ni par prière. Parfois, il est vrai, on a bien envie de regimber contre ses lubies ; mais alors il tourne sur vous des regards si pleins de reproches et il vous dit d’une voix si sévère : « Quand donc, ami Sancho, te corrigeras-tu de ces sentimens de roturier ? » qu’on se sent humilié et tout honteux. Que faire avec un tel maître ? Se taire, admirer et suivre. C’est ce que fait Sancho Pança, et c’est ce que fait aussi Cervantes.

Jamais homme de génie ne s’est trouvé dans une plus pénible situation d’âme et de cœur que Cervantes. Ses sentimens et ses facultés sont un amalgame d’élémens contraires qui s’arrangent comme ils peuvent, et finissent par s’équilibrer dans une harmonie fantasque. Il y a en lui un patriote dont la clairvoyance contrarie l’enthousiasme, il y a en lui un libéral dont les préjugés nationaux contrarient le libéralisme. Libéral et libéralisme sont des mots bien modernes ; cependant je n’hésite pas à les employer pour caractériser le sentiment d’humanité qui est propre à Cervantes. Il est vraiment libéral, et il est même, je crois, le seul des Espagnols de la grande époque auquel on puisse donner ce titre. Le phénomène qu’il présente est comparable à celui de la coque verte de la rose qui se brise progressivement pour laisser épanouir le bourgeon. Figurez-vous un homme qui se fendrait comme une croûte sèche, comme une enveloppe qui bientôt sera hors d’usage, et dont les fissures laisseraient voir un autre homme encore replié sur lui-même. Cervantes est placé à ce point de transition où la chevalerie, qui n’est qu’une forme du libéralisme éternel, se fend pour ainsi dire comme une écorce pour laisser jaillir l’esprit des temps nouveaux qu’elle protège et contraint encore. Cervantes n’a possédé que deux des trois génies particuliers à l’Espagne, et les deux qui, par leur combinaison, pouvaient le mieux engendrer un homme des temps modernes, le génie héroïque et le génie picaresque. Le génie mystique n’a jamais pesé sur son esprit ; il n’y a pas dans ses écrits