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— Silence au nom du ciel ! m’écriai-je avec effroi. La portière soulevée nous laissa voir la tête souriante de Louise.

— Comment ! vous êtes là, tous deux, dans l’obscurité ? dit-elle naïvement ; puis, sans remarquer notre trouble : — Mon père attend ; vite, dépêchons-nous ! Je suis sûre qu’ils dormaient là tous les deux, ajouta-t-elle en prenant le bras de Robert, qu’elle entraîna gaîment.

Je les suivis plus lentement, heureuse de cet instant de solitude qui me permettait de cacher ma rougeur.

Cette soirée des Italiens fut l’une des plus pénibles dont je me souvienne. L’étincelante musique du Barbier, sa folle gaîté, irritaient mes nerfs ébranlés ; la sécurité de Louise me navrait. Robert affectait de ne s’occuper que de moi, de ne regarder que moi, comme s’il lui était indifférent que cela fût remarqué. Je tremblais que mon oncle et Louise elle-même ne finissent par s’apercevoir de cette affectation ; quelquefois il me semblait que mon oncle était d’une tristesse inaccoutumée, et je me persuadais qu’il soupçonnait déjà notre secret : dans ses mots les plus simples, je croyais voir une allusion ou un reproche. Je regardais Louise, et, en la voyant sourire, un attendrissement involontaire me gagnait ; puis, au milieu de tout cela, c’était comme un ravissement intérieur dont je m’indignais. Je souffrais, et j’étais heureuse. Une joie sans nom remplissait tout mon être, et pourtant quelque chose d’aigu et de poignant se mêlait à mon bonheur.

Enfin le spectacle s’acheva. J’avais besoin de silence, d’obscurité, de solitude surtout. À peine de retour à l’hôtel, je prétextai la fatigue, et je courus m’enfermer dans ma chambre. Là, je tombai à genoux, et, cachant ma tête dans mes mains, j’essayai de recueillir mes pensées. Ce n’était pas un conseil divin que j’implorais ainsi : mon cœur orgueilleux ne demandait point de secours. Ce qui m’accablait, c’était le poids soudain d’émotions écrasantes, c’était le besoin irréfléchi de prendre Dieu à témoin d’une félicité que je ne pouvais confier à personne. Je ne sais s’il se produisit jamais une plus violente révélation de l’amour ; ma pensée bondissait, emportée dans un tourbillon de joies folles, d’allégresses sans nom. Aimer ! être aimée ! Ces mots m’ouvraient des espaces infinis où mon âme fuyait comme une chose ailée, et je m’épuisais en efforts pour la suivre ou la retenir. En un instant, j’eus honte et pitié de ma vie passée, de ces années lentement effeuillées dans la paix et le silence du cœur. Il me semblait que je venais seulement de comprendre le prix de la vie, et que tout, devoir, dignité, bonheur, se résumait dans la joie d’être aimée. La nuit entière s’écoula ainsi. Vers le matin seulement, je m’assoupis.

Que se passa-t-il en moi pendant ces courts instans d’un sommeil agité ? quelle mystérieuse révolution s’accomplit à mon insu ?