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bonne heure. Il ne restait plus qu’à rejoindre Austin et à ne pas le perdre de vue pendant le reste du jour ; mais Austin était sorti, lui aussi, et son domestique ne put indiquer où on le trouverait. Lord Charles alla déjeuner au club dans un état de vive impatience… Qu’arriverait-il si ces deux hommes venaient à se rencontrer ? Peut-être même se cherchaient-ils. Quelques-unes de ses connaissances vinrent lui parler. « Le corn-bill passerait sans doute ce soir-là… On prévoyait une discussion orageuse, de nouvelles passes d’armes oratoires ; mais le bill serait lu très certainement. » C’était là, jusqu’à nouvel ordre, le moindre souci de lord Charles.

Où était Austin cependant ? Rentré la veille chez lui et fort tard, il avait appris avec un chagrin véritable la disparition de son cher Robin, de ce beau chien d’Ecosse que lui avait donné miss Cecil. Le matin, à peine éveillé, il envoya savoir à Wilton-Crescent si Robin, compagnon assidu de ses fréquentes visites, n’aurait pas pris sur lui d’y aller tout seul. La réponse, donnée en l’absence d’Eléanor par un domestique maladroit et inavisé, fut « que le chien n’avait pas été vu, et que sa maîtresse était sortie. » — Au fait, se dit Austin en se frappant le front, j’aurais dû songer que nous sommes aujourd’hui le quinze du mois, le jour du mystérieux pèlerinage auquel on ne manque jamais… — Si quelqu’un lui eût annoncé, au moment où il mit le pied dans la rue, qu’il allait se jeter sur les pas d’Eleanor, ce quelqu’un-là très certainement se fût mal trouvé de sa prescience ; il n’en est pas moins vrai que machinalement, et sous l’influence d’une sorte d’agitation fiévreuse, il se dirigea vers le quartier où s’élève la prison de Millbank. Il y avait bien alors dans ces parages un de ces personnages équivoques dont l’apparente mission est de faire retrouver les objets perdus, mais qui sont au fond pour une bonne moitié dans la perte de ces mêmes objets. Le métier de celui-ci, métier vulgarisé depuis lors, consistait à faire disparaître les animaux d’une certaine valeur pour les rendre ensuite, moyennant prime, à leurs propriétaires désolés. Était-ce bien chez lui qu’allait Austin ? Peut-être le croyait-il et de bonne foi ; mais nous ne pouvons nous dissimuler que, d’après certains mots recueillis çà et là dans les conversations d’Eleanor, il savait aussi, à n’en pouvoir douter, qu’elle prenait la même direction chaque mois, quand revenait son « jour de pénitence. » Ceci dit, nous laisserons à de plus pénétrans le soin de décider quelles pensées le poussaient, peut-être à son insu, le long de Belgrave-Road et vers Wauxhall-Bridge. Il y a là tout un quartier, au sud-est de Belgrave-Square, qui était encore, à l’époque dont nous parlons, et malgré le voisinage presque immédiat des rues aristocratiques, un des plus mal habités, un des plus immondes qu’on pût rencontrer à Londres. Austin hésitait à se plonger dans ce dédale de maisons lézardées et