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— Ah ! Jackson, taisez-vous !… et que Dieu nous vienne en aide !

Amen ! dit l’autre, et laissez-moi faire !… Vous ne vous êtes jamais trouvé à pareille fête… Peut-être n’avez-vous pas de pistolets ?

— Non vraiment.

— Je m’en doutais… Les miens sont à votre service… Et je vous dirai tout bas qu’ils ne valent rien… Peut-être nous tireront-ils d’affaire… Vous êtes-vous occupé de vos passeports ?

— Nous n’en avons point.

— L’étourderie est un peu forte ; heureusement nous sommes à même d’y pourvoir. Prévenu hier de ce qui pourrait arriver, j’en ai pris un pour M. Jones père et ses trois fils… M. Jones, c’est le capitaine… Si l’un de ses « enfans » est indisposé, nous trouverons un prétexte à sa maladie. Hertford, vu sa réputation en ces matières, prétend déployer toute espèce de chevalerie… Moyennant ce passeport de famille et l’usage qui doit en être fait, c’est à nous de régler la question de temps et de lieu… Voulez-vous sept heures et demie ?… Voulez-vous le petit bois de sapins sur la colline d’Hampstead ?… L’affaire a déjà fait quelque bruit, et il faut se presser, si nous ne voulons être empêchés… En cas d’obstacle, et pour peu qu’il y eût de notre faute, la réputation de votre ami serait compromise de la manière la plus grave…

Ceci ne pouvait se nier. Tout fut donc réglé comme l’avait voulu le major, et Austin, après s’être assuré d’un cabriolet pour le lendemain cinq heures, revint s’asseoir au chevet du lit où son ami dormait d’un sommeil profond. Il y passa le reste de la nuit, songeant avec stupeur à ce qui venait de se passer et à la position critique où il se trouvait. Quelle que fût l’issue de l’affaire engagée, il voyait sa réputation compromise, son honneur flétri, et cette pensée le rendait fou. Un autre, son ami intime, allait s’exposer à sa place dans une querelle qui, en définitive, était sienne. Averti par les menaces réciproques des deux antagonistes, le monde avait l’œil ouvert. Il s’attendait à voir combattre Austin et le capitaine ; or le monde allait apprendre qu’Austin avait laissé prendre les devans à lord Charles, exposant ainsi aux balles de l’un des meilleurs tireurs d’Angleterre un ami dont le dévouement héroïque devait ajouter encore au scandale d’une pareille substitution. Sans doute, si lord Charles n’était que blessé, le fût-il grièvement, la situation ne serait pas absolument sans remède. Il pourrait faire appeler le vainqueur, il pourrait se battre à son tour, et il y était bien décidé ; mais alors même, si lord Charles avait péri, pourrait-il jamais marcher tête haute ?… Il se promit bien dans tous les cas de ne pas laisser renouveler le feu, dût-il se jeter au-devant de la seconde balle.