Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/376

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

crut devoir insister de plus belle. — Venez, Elliot, venez, disait-il. Songez aux suites d’une pareille affaire… Nous avons un passeport ; profitez-en !

— Non, répondit encore Austin, je ne bougerai pas d’ici.

— C’est insensé !… Vous n’avez plus la tête à vous ! repartit l’autre.

— Je le sais fort bien… Laissez-moi !…

Le major s’éloigna de nouveau, quoique à regret.

Puis ce fut le tour du groom, qui appartenait, nous l’avons dit, à lord Charles. Il posa la main sur l’épaule d’Austin. — Monsieur Elliot, disait-il, mylord serait-il blessé ?

— Il est mort ! répondit Austin en le regardant au visage.

Cet homme s’agenouilla, dénoua la cravate de son maître et glissa la main sous la chemise entre-bâillée, pour voir si le cœur ne battait plus, après quoi, par un singulier instinct, il ferma ces yeux ternis qui ne devaient plus se rouvrir. — Maintenant, ajouta-t-il, que faut-il faire ?

Question bien simple, bien naturelle, mais à laquelle Austin ne trouva pas de réponse. Le problème à résoudre était l’enlèvement de ce cadavre, sans trop de scandale, avant qu’une foule indiscrète n’eût été appelée sur le lieu du désastre. Deux policemen intervinrent fort à propos. Austin ne leur dissimula rien et se constitua volontairement leur prisonnier. Il obtint en revanche, d’un inspecteur qui arriva presque aussitôt, que le groom restât libre, et pût aller porter la fatale nouvelle aux parens du mort. Quant à lui, suivant à pied la charrette de boulanger sur laquelle on emportait le cadavre, — ce cadavre dont les jambes, pendant au dehors, balayaient presque la terre, — il arriva ainsi jusqu’au bureau de police. Tout le reste de son existence lui apparaissait en ce moment comme un vain mirage, une illusion chimérique, et pour la première fois, à l’âge de vingt-trois ans, il prenait la réalité corps à corps. La réalité, c’était ce cortège ignominieux, ces gens de police, cette charrette vulgaire, ces voleurs de bas étage, ces prostituées à côté desquelles il lui fallut s’asseoir et attendre son tour. Il écouta machinalement l’instruction sommaire d’un ou deux délits sans importance. On interrogeait entre autres la femme d’un ramoneur, à peu près assommée par son brutal mari. La tête encore enveloppée de bandages et pouvant à peine se tenir debout, cette misérable créature, livrée, on le voyait, à tous les excès de l’ivrognerie, essayait de revenir sur ses premières dépositions, et, pour sauver l’espèce de brute auquel le sort l’avait unie, entassait mensonges sur mensonges avec un entêtement héroïque, malgré les menaces du magistrat, qui allait, disait-il, la faire arrêter comme faux témoin. Austin se comparait à elle, à ce rebut des cabarets, à cette