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inutile, ne contre-balança nullement dans leur esprit l’influence des mauvais bruits qui circulaient sur le compte d’Austin. Non-seulement le duel était avéré, non-seulement les jurés pouvaient se retrancher sur l’aveu même du coupable ; la preuve en outre semblait acquise qu’il ne s’était pas conduit honorablement, et ceci dispensait de toute indulgence. Le verdict fut donc aussi sévère qu’il pouvait l’être. Le juge, moins facile à égarer, jeta sur le banc du jury un regard passablement dédaigneux alors que, lié par son devoir, il allait prononcer l’arrêt de condamnation. — Il ignorait, disait-il avec cette solennité traditionnelle que revêt chez nos voisins l’éloquence de la magistrature assise, — il ignorait par suite de quels insondables desseins le Tout-Puissant avait voulu frapper l’accusé au début d’une carrière qui promettait tant de bonnes et utiles œuvres, tant de nobles et glorieux succès. Éclairé par les lumières de l’expérience, il croyait pouvoir rappeler à ce jeune homme que les châtimens du ciel sont souvent des bénédictions déguisées… Je n’ajouterai rien, continua-t-il d’une voix émue, aux remords dont je vous sais pénétré. Je voudrais au contraire pouvoir en alléger le fardeau… C’est à regret que je vais prononcer contre vous une sentence qui, vous le savez, dans un pays comme le nôtre, en vertu de cette rigidité morale qui fait notre orgueil, vous retranche de la vie politique et sociale. Sur votre existence jusqu’ici revêtue de tant d’éclat, un nuage passe aujourd’hui dont elle ne sera plus affranchie, si ce n’est à l’heure de la transformation suprême. Le jury a fait ce qu’il regardait comme son devoir. À moi de remplir le mien, si pénible qu’il puisse me paraître… Et alors, mitigeant la peine autant qu’il le pouvait sans porter un périlleux défi au ressentiment populaire, il prononça l’arrêt qui condamnant Austin à un an de prison le frappait en même temps d’une irrévocable déchéance.

Le malheureux avait eu beau se raidir d’avance contre les émotions de cet instant décisif, il sentit le cœur lui manquer, et, pris tout à coup d’une soif ardente, demanda, aussitôt après être sorti du banc des accusés, un grand verre d’eau qui rafraîchit à peine un moment ses lèvres arides ; puis, heureusement pour sa raison, il tomba presque immédiatement dans une sorte d’atonie morale qui ne lui laissait plus l’intelligence bien nette de sa situation. Ses sens fonctionnaient à peu près seuls et ne transmettaient à son esprit que des perceptions incomplètes. Il se prit à rire d’un rire idiot en apercevant parmi les témoins appelés pour l’affaire qu’on allait juger une pauvre femme, évidemment sous l’influence du gin, laquelle était chaussée de deux brodequins, l’un en peau jaune, l’autre en peau noire, et tous deux du même pied. Cette incongruité de costume lui semblait éminemment comique.

Parmi les prisonniers que la curiosité attira sur son passage au