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à Stamboul, de lui faire des ennemis redoutables et acharnés. On profita d’un changement de vizir, on fit parler une femme ou un eunuque, et l’on réussit à rendre suspect au sultan cet intrépide et fidèle sujet. C’était encore le temps où l’on annonçait aux fonctionnaires leur destitution en leur envoyant le cordon[1]. On l’expédia donc à Hadji-Osman. Celui-ci, en vrai musulman de la vieille roche, reçut ce message très dévotement, fit ses ablutions et sa prière, et tendit sa tête au lacet. Lui mort, tous les anciens abus reparurent, et l’île retomba au pouvoir d’une aristocratie factieuse et sanguinaire.

Sous le poids écrasant de cette tyrannie et de ces misères, la population chrétienne aurait sans doute fini par s’enfuir, s’éteindre ou apostasier tout entière, et le nom grec aurait disparu de l’île, si tous les raïas avaient été soumis au même joug et au même régime que les habitans des villes et du bas pays. Heureusement, dans les hautes terres et surtout dans les Monts-Blancs, plus élevés que le Dicté, plus larges et plus épais que l’Ida, formés d’un système bien plus compliqué de chaînes secondaires et de vallées profondes séparant des plateaux d’un accès difficile, les chrétiens avaient conservé une tout autre attitude et une situation beaucoup plus digne. C’étaient ces Grecs des Monts-Blancs qui, sous les Vénitiens, fournissaient les meilleurs soldats aux milices de l’île, qu’une ou deux fois par an des officiers étrangers passaient en revue et faisaient manœuvrer au chef-lieu du district. Ces montagnards n’avaient jamais perdu l’habitude des armes : pendant la paix, si l’on peut appeler ainsi un état toujours troublé et précaire, ils entretenaient par la chasse leur force et leur adresse. La vigueur de leurs corps endurcis à la fatigue, la position, toujours facile à défendre, de leurs villages, situés sur les hauteurs, le voisinage des bois, des cavernes, des inaccessibles ravins, qui pouvaient, en cas de collision, leur offrir aussitôt un sûr asile, la crainte de représailles et de surprises qu’il serait plus difficile encore de prévenir que de châtier, tout contribuait à imposer aux musulmans, à l’égard de pareils voisins, une certaine retenue et quelques ménagemens. Tout en ayant donc, eux aussi, à lutter et souvent à souffrir, les Riziotes, c’est-à-dire ceux qui habitaient les versans septentrionaux, la racine des Monts-Blancs, les Séliniotes, les Sfakiotes, menaient une vie plus supportable que les autres raïas, et conservaient dans l’île le nom, les traditions et les espérances de la race grecque.

  1. C’est sous Mahmoud qu’a enfin disparu cet usage barbare. Le dernier vizir à qui la vie ait été enlevée en même temps que le pouvoir, c’est Pertew-Pacha en 1837. Depuis lors, les relations avec l’Europe et l’adoucissement des mœurs ont rendu tout à fait impossibles ces exécutions arbitraires.