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Les bienfaits de ce régime furent dus surtout à deux hommes, Osman-Noureddin et Moustafa-Pacha, qui organisèrent la nouvelle province égyptienne. Osman-Noureddin-Bey, l’un des hommes les meilleurs et les plus éclairés que le vice-roi ait eus à son service, ne remplit en Crète que des missions temporaires ; mais Moustafa, qui était entré dans l’île en 1824 avec les premières troupes d’Ibrahim, la gouverna pendant vingt-deux ans, de 1830 à 1852 : il mérite donc qu’on parle de lui avec quelques détails. C’était un Albanais des environs de Cavala, comme Méhémet-Ali lui-même, à la famille duquel il était allié, dit-on, par des liens de parenté éloignée et de voisinage. Quand il arriva en Crète, c’était un sauvage qui ne savait ni lire ni écrire, et qui payait vingt-cinq piastres par oreille grecque que lui apportaient ses soldats. Heureusement il rencontra un Français, le docteur Caporal, homme intelligent et capable, qu’il attacha à sa fortune. Il avait le sens naturellement juste et fin, et il se laissa guider. Son conseiller ne lui donna point de leçons et ne lui enseigna ni le français ni les mathématiques ; mais il lui ouvrit l’esprit, il sut lui apprendre les affaires tout en le faisant valoir. Ainsi dirigé, Moustafa-Pacha eut le talent de se rendre nécessaire ; il plut aux Européens, et malgré quelques fautes, en dépit de quelques cruautés inutiles, il réussit, tout en servant les intérêts de son gouvernement, à se faire presque aimer de la population chrétienne. Après avoir pacifié l’île, il fit accepter aux Grecs, et aux Turcs une sorte de trêve, et les força, au moins provisoirement, à vivre en bonne intelligence. Il n’oublia d’ailleurs pas de se récompenser de ses propres mains, en pacha qui connaît son monde et qui songe à l’avenir. Retiré ; maintenant à Constantinople, où il a été plusieurs fois grand-vizir, il possède de vastes domaines dans toutes les parties de l’île, et c’est un des plus riches propriétaires de tout l’empire.

Le principal moyen qu’employa Moustafa-Pacha pour se faire obéir, ce fut de ne donner en quelque sorte aux Turcs indigènes aucune part dans l’administration du pays. Presque tous les mudirs ou administrateurs cantonaux étaient des Albanais, et en 1857, on ne comptait que cinq ou six Turcs crétois dans le corps des zaptiés ou gendarmes irréguliers, qui est chargé de la police de l’île. Ces étrangers, n’ayant pas de possessions et d’intérêts dans le pays, ne vivant guère que de leur paie et ne pouvant rien attendre que de la faveur du pacha, sont plus dévoués au pouvoir souverain et le servent mieux. Tous les petits gouverneurs que j’ai trouvés dans les villes et villages crétois étaient de ces soldats de fortune fixés dans l’île depuis plus de trente ans. Ils n’avaient jamais revu leur patrie, mais ils n’en avaient point oublié la langue. Les Arnautes forment en Crète une colonie si nombreuse que l’idiome le plus