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la démarche solennelle des brahmanies, qui passaient silencieuses, avec des visages peints et enluminés comme ceux des idoles. Sous les dehors imposans, sous l’apparente dignité qui l’avaient séduit tout d’abord, il ne trouvait rien qu’une vie factice, et comme une image de la mort. Aussi, quand il se fut bien repu de la satisfaction vaniteuse qui consiste à s’élancer vers l’avenir le front haut, sans joug et sans frein, il commença de sentir au fond de son cœur un grand vide. Parfois, dans le silence des nuits tièdes et sereines, il songeait à la vieille Monique, la pieuse matrone qu’animait une charité ardente; il se voyait près d’elle, côte à côte avec la petite Nanny, priant tous les trois devant l’image du Christ; la figure du père Joseph se multipliant pour soulager toutes les misères lui apparaissait également, comme une douce vision. Dans ce temps-là, il était rejeté, honni à cause de sa croyance; mais son âme se dilatait, et il y avait jusque dans les souffrances de l’amour-propre blessé un charme secret. Désormais les joies pures que donne le devoir courageusement accompli n’existaient plus pour Dévadatta. Il n’avait plus à lutter; tout se courbait, tout s’humiliait devant ses pas, et il s’engourdissait dans une torpeur maladive. Les ressorts de son esprit se détendaient; il vivait d’une existence machinale et apathique. Peu à peu l’ennui s’empara de tout son être, et il demeurait des jours entiers plongé dans une mélancolie profonde. Il n’y avait pas autour de lui un seul être à qui il pût dévoiler ces mystérieuses angoisses d’un cœur aimant et comprimé. Personne, parmi les brahmanes de Chillambaram, ne comprenait pourquoi ce fils adoptif d’un pourohita respecté s’abandonnait à de pareilles tristesses.

Depuis deux ans qu’il habitait la pagode, Dévadatta éprouvait les effets de cette souffrance morale, lorsqu’un jour le pourohita, le prenant à part lui dit d’un ton sérieux : Mon fils, il reste en toi quelque trace des souillures que tu as contractées parmi les chrétiens, et dont les effets se manifestent de plus en plus.

Dévadatta leva les épaules sans répondre.

— Prends garde, poursuivit le pourohita, quand on est brahmane, on doit donner l’exemple. Nous avons un proverbe qui dit : « Le rat de la pagode n’a pas peur des dieux ! » Nous-mêmes nous ne les craignons pas beaucoup; mais il y a des gens simples, ignorans, qu’il ne faut pas blesser par des dehors d’incrédulité... Je te conseille d’entreprendre un pèlerinage...

— Aux sources du Gange, à Bénarès? demanda Dévadatta.

— Non, pas si loin. Dans le Tandjore, il existe un étang sacré, celui de Combaconam, dont tu as entendu parler; il n’est qu’à quelques lieues du village de Tirivelly, où tu as été élevé. Tous les douze ans, l’eau de cet étang a le pouvoir de purifier tous ceux qui s’y baignent des souillures spirituelles et corporelles les plus invétérées;