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briquaient pour un écu. Lorsque l’ordre fut rétabli et la fraude découverte, on se mit à compter le nombre de ces exemptions apocryphes; il y en avait trente mille. Toutes ces circonstances grossirent les bandes ; cependant les deux élémens qui les composèrent d’abord ne purent jamais se fondre ni s’accorder. La plupart des militaires, il faut le dire à leur éloge, quittèrent la campagne; il n’y resta que des malfaiteurs de race, ceux qui étaient nés voleurs.

C’est dans cet état que la réaction trouva les bandes quand elle résolut de les exploiter et de les conduire ; elle fut exploitée par elles et ne les conduisit pas. Les montagnards ne refusèrent pas l’argent de Rome et de Naples, et consentirent à arborer des drapeaux blancs; mais ils n’acceptèrent jamais ni frein ni discipline : leur unique pensée était le pillage. Jamais les comités bourboniens ne purent leur imposer un plan quelconque, une combinaison d’efforts, une action commune. Jamais ils ne purent les retenir dans un village ni même sur une pointe de rocher où le drapeau blanc demeurât huit jours. Il arriva un moment, en septembre 1861, où, pour les réunir sous un chef reconnu, le comité de Rome eut l’idée de leur envoyer un capitaine. Aucun Napolitain ne voulut se charger de l’entreprise. Il ne manquait cependant pas de généraux à Rome, mais les généraux bourboniens, qui connaissaient le pays, ne voulaient point y risquer leur honneur. Il fallut recourir au zèle d’un Espagnol, rude soldat et honnête homme, qui ne demandait qu’à marcher. Il se nommait Borjès. On connaît son histoire, écrite par lui-même en courant, au jour le jour, sur des pages volantes, en courtes notes qu’il nous a été permis de publier. Rien de plus curieux ni de plus instructif que ce journal saccadé, haletant, rien de plus péremptoire contre cette opinion erronée qui assimilait et assimile encore le voleur de grand chemin, Crocco par exemple, au partisan royaliste, à Borjès. L’Espagnol partit sur la foi d’un faux rapport qui lui annonçait l’existence d’une armée en Calabre; il n’y trouva qu’une bande de voleurs qui refusèrent de le suivre, qui le retinrent prisonnier pendant plusieurs jours. Echappé de leurs mains, il se sauva dans les montagnes, où il vécut à grand’peine, sans trouver de secours ni d’appui nulle part; il gagna ainsi péniblement la Basilicate, où Crocco se fit prier longtemps pour se joindre à lui. La jonction opérée, Crocco fut le maître, et, loin de céder à l’autorité du plus digne, il traîna d’incendie en incendie, de pillage en pillage, ce malheureux Borjès, qui devint brigand lui-même, brigand malgré lui, jusqu’au jour où la bande de Crocco, battue, affamée, se jeta sur celle de l’Espagnol, et lui vola ses fusils et ses piastres, puis s’enfonça dans les bois, où elle rôde encore, tandis que le vrai royaliste, quittant avec horreur cette compagnie infâme, alla se faire fusiller dans les Abruzzes, à quelques pas du sol romain.