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groupe de physionomies agitées, Jacques en vit une sérieuse et froide : c’était celle du créole. Si l’issue de la partie éveillait chez lui quelque curiosité, cette curiosité était morne et distraite. Évidemment sa pensée était ailleurs. Il était assis, la tempe appuyée sur sa main gauche, et avait sur les lèvres ce sourire ironique et incertain qui lui était habituel. Jacques tressaillit de la tête aux pieds. Il venait de se souvenir de l’endroit où il avait déjà rencontré M. de Girard : c’était dans une circonstance analogue, au monte de San-Francisco, une heure avant l’assassinat de Gerbaud. Son émotion fut si forte qu’il se redressa comme en sursaut. En même temps ses regards s’attachèrent sur M. de Girard avec une fixité terrible. Il s’aperçut alors que M. de Girard le regardait aussi. Les deux hommes se levèrent à la fois comme attirés l’un Vers l’autre.

— Monsieur, fit M. de Girard, pourquoi me regardez-vous ainsi ?

— Qui vous dit, répondit Jacques d’une voix sourde, que je n’aie point mes raisons pour cela ?

M. de Girard passa la main sur son front avec une sorte d’impatience. — Eh ! que savez-vous, répliqua-t-il, si je n’ai pas aussi les miennes ?

À ce moment, Achille, inquiet, accourut. M. de Girard et Jacques se mesurèrent des yeux quelques instans encore et se séparèrent menacans.

III.

Jacques rentra chez lui dans un état d’abattement et d’exaltation extrêmes. Ainsi cette réalité qu’il avait voulu fuir se dressait inexorable. Cette ressemblance fatale ne provenait ni d’un hasard ni du caprice de son imagination. M. de Girard était non plus seulement le fantôme de ses veilles, mais un homme qu’il avait vu quelques instans avant le meurtre. Maintenant était-ce l’assassin ? Jacques n’hésitait pas à le croire. Il avait trop pris l’habitude de démêler sur des physionomies humaines le dessein qui doit s’accomplir plus tard. À la jaillissante clarté du souvenir, il voyait trop bien cet homme assis à la table de jeu, étranger à ce qui se passait auprès de lui, les traits sinistres, méditant un crime. Quand l’esprit, se nourrissant d’abstractions, a suivi une certaine pente, il ne doute plus de ses déductions, et Jacques ne doutait plus des siennes.

Qu’allait-il faire ?

Il songea d’abord à livrer M. de Girard à la justice, et renonça vite à cette pensée. À quel titre le livrerait-il, puisque toute preuve manquait ? Il faudrait donc qu’il allât trouver un magistrat, qu’il