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de plus chers intérêts à sauvegarder dans sa vie que le vœu de ce mourant ? N’était-il point aimé d’Hermance ? N’avait-il pas, avant tout, à l’aimer, à se conserver pour elle ? — Accuser M. de Girard est inutile, se battre avec lui est insensé. Il ne l’accusera point, et surtout il ne se battra pas.

Pourquoi surtout ?… Jacques s’est interrogé trop souvent pour ne pas se répondre. Il voit trop bien alors que les raisons qu’il se donne sont mauvaises ou spécieuses : il ne se bat point, parce qu’il a peur de se battre, peur d’être tué. Uniquement pour cela ! Lui, un marin, un homme d’épée ! C’est indigne. Il se battra. La chance d’ailleurs peut lui être favorable. Si M. de Girard est un duelliste, Jacques, depuis un certain nombre d’années et dans la vague prévision de circonstances pareilles à celles où il se trouve, s’est lui-même exercé aux armes ; il les connaît, et sur le terrain ce n’est pas le sang-froid qui lui manquera… Non, c’est la confiance ; le sort lui sera contraire. Il le sent ; il en croit, sans pouvoir l’analyser, la sombre tristesse qui l’envahit, l’amer regret de ces joies qui étaient à sa portée, et qu’il va perdre. Et pourtant, s’il le veut, elles peuvent encore lui appartenir ; il ne dépend que de lui de se taire, et, si M. de Girard s’est jugé offensé, d’attendre sa provocation ; mais il sait aussi que M. de Girard ne le provoquera pas. Ce n’est donc là qu’un faux-fuyant, un prétexte que la peur lui suggère. — Qu’importe ? se dit-il, las de lutter. Personne n’en saura rien. — Qu’importe ?… Jacques se trompe en parlant ainsi : un homme d’honneur n’entre pas en compromis avec lui-même, et n’a pas le droit de passer pour brave aux yeux de tous, s’il se sait pusillanime au fond de l’âme.

La nuit tout entière s’écoula pour Jacques dans ces combats intérieurs. Le matin l’y surprit. Il haussa les épaules à ce brillant soleil de mai, qui resplendissait à peine levé, inondant la chambre de ses rayons. À quoi bon cet éclat d’un nouveau jour qui peut-être pour lui n’aurait pas de lendemain ? Cependant cette sereine lumière lui fit du bien : il eut moins froid et fut moins hanté des funèbres visions de la nuit. Son excitation tomba ; cédant à la fatigue, il s’assoupit.

Quand il se réveilla, son ami Achille était auprès de lui. Achille venait inquiet de la scène de la soirée entre Jacques et M. de Girard. D’abord Jacques ne lui avoua pas la vérité. — Je ne dois pas supporter l’insolence de M. de Girard, lui dit-il, et j’ai des raisons suffisantes de me battre avec lui.

— Mais c’est une folie ! s’écria Achille. L’agression vient de ta part autant que de la sienne. Tu as un autre motif ?

— Oui, répondit froidement Jacques : M. de Girard est l’assassin de Gerbaud.