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ans, et de l’autre on vieillit ses poésies de quatre ou de cinq. C’est preuve qu’on était bien précoce ; les sources deviennent ainsi toutes mystérieuses. Mais le critique, qui croit le moins possible sur parole, et que cet excès même de précaution met sur ses gardes, ne considère que les dates publiques et constatées par l’impression. Notez bien que ces jolies pièces de Symétha et de la Dryade sont infiniment supérieures par le style au poème d’Héléna, qui ne saurait être antérieur à 1821, et il serait bien singulier qu’elles eussent précédé de plusieurs années. Le goût s’y refuse. Heureusement l’originalité de M. de Vigny ne tient pas à si peu de chose : il commença par s’inspirer d’André Chénier, il le nierait en vain, c’est évident ; mais il allait trouver sa propre manière, sa propre originalité dans Moïse, Dolorida, Éloa, et bien d’autres poèmes qui ne sont qu’à lui et qui portent sa marque irréfragable.

Dans une jolie pièce, le Bal, il se montrait d’une grâce aimable, et en même temps plus moderne, plus direct d’inspiration, plus souple de ton qu’il ne se permettra de l’être dans la suite. C’est bien Alfred de Vigny dans un salon, à vingt-cinq ans ; le poète s’adresse en idée aux belles danseuses :

Dansez, et couronnez de fleurs vos fronts d’albâtre ;
Liez au blanc muguet l’hyacinthe bleuâtre,
Et que vos pas moelleux, délices de l’amant,
Sur le chêne poli glissent légèrement ;
Dansez, car dès demain vos mères exigeantes
À vos jeunes travaux vous diront négligentes ;
L’aiguille détestée aura fui de vos doigts,
Ou, de la mélodie interrompant les lois,
Sur l’instrument mobile, harmonieux ivoire.
Vos mains auront perdu la touche blanche et noire ;
Demain, sous l’humble habit du jour laborieux,
Un livre, sans plaisir, fatiguera vos yeux…

Que ceux qui tiennent à étudier les nuances poétiques et les progressions fugitives du goût relisent tout le morceau ; ils y verront, dans le plus gracieux exemple, cette poésie choisie, élégante, mais de transition, qui cherchait à s’insinuer dans la vie, dans les sentimens et les mœurs du jour, en évitant toutefois le mot propre : poésie des Soumet, des Pichald, des Guiraud, de ceux qui louvoyaient encore. M. de Vigny en a donné là un échantillon charmant.

Dans le poème du Trappiste, publié en 1823 au bénéfice des Trappistes d’Espagne, il fit acte de poète royaliste au moment où il se croyait près de faire acte de soldat en faveur de la même cause de la légitimité espagnole. Cette pièce, qui donne le degré de chaleur de ses opinions politiques d’alors, est curieuse dans sa vie morale : on peut la rapprocher de celle des Destinées qui a pour titre les