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la jeune Écossaise vaguement apparue au chasseur dans la nuée, au sein de l’arc-en-ciel, avec la belle forme vaporeuse de l’ange ténébreux aperçu de loin d’abord par Éloa, — et au chant III, cette dernière image enfin, cette description si large et si fière de l’aigle blessé qui tente un moment de surmonter sa douleur, et qui ressemble plus ou moins au même archange infernal avec sa plaie immortelle :

Sur la neige des monts, couronne des hameaux,
L’Espagnol a blessé l’aigle des Asturies,
Dont le vol menaçait ses blanches bergeries;
Hérissé, l’oiseau part et fait pleuvoir le sang,
Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend,
Regarde son soleil, d’un bec ouvert l’aspire,
Croit reprendre la vie au flamboyant empire;
Dans un fluide d’or il nage puissamment.
Et parmi les rayons se balance un moment :
Mais l’homme l’a frappé d’une atteinte trop sûre;
Il sent le plomb chasseur fondre dans sa blessure ;
Son aile se dépouille, et son royal manteau
Vole comme un duvet qu’arrache le couteau;
Dépossédé des airs, son poids le précipite;
Dans la neige du mont il s’enfonce et palpite,
Et la glace terrestre a d’un pesant sommeil
Fermé cet œil puissant respecté du soleil.
— Tel, retrouvant ses maux au fond de sa mémoire.
L’ange maudit pencha sa chevelure noire,
Et se dit……………….

C’est merveilleux d’essor, de grandeur et, si j’ose dire, d’envergure. Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend, est un de ces vers immenses, d’une seule venue, qui embrassent en un clin d’œil les deux pôles. M. de Vigny aura jusqu’à la fin, et même dans sa période déclinante, de ces beaux vers larges qui signent sa poésie. On n’avait pas encore en français, si l’on excepte quelques beaux endroits des Martyrs, d’aussi éclatans produits d’un art tout pur et désintéressé. S’il y a réminiscence de Milton et de Klopstock, ou encore, parmi les modernes, de Thomas Moore et de Byron, la combinaison que l’imitateur en avait su tirer montrait qu’on avait affaire ici à une maîtresse abeille et qu’un coin de génie existait. J’ai dit l’abeille, c’est le cygne que j’aurais dû dire. Cette image du cygne, volontiers employée par lui dans ses vers, était son propre emblème et revenait involontairement à la pensée en le lisant.

Un tel poète ne pouvait prétendre pourtant à être compris de tous et à se voir populaire, même dans la sphère dite éclairée. M. de Vigny le savait bien, et en donnant en 1826 ses Poèmes antiques et modernes, dont quelques-uns déjà connus et d’autres iné-