Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/885

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prendre part à des plaisirs du peuple romain qui lui paraissaient odieux, tant il craignait, en homme pratique, de vouloir devancer son siècle. Comme il ne pouvait supprimer par exemple les combats de gladiateurs, il en diminua du moins l’horreur en donnant à ces malheureux des fers émoussés. Combien le révoltaient la curiosité féroce du peuple romain, le tumulte de ses joies inhumaines, il nous le dit lui-même : « Tout cela est comme un os jeté en pâture aux chiens, un morceau de pain dans un vivier... Assistes-y donc avec un sentiment de bonté et sans mépris insolent. » Ce haut et tranquille esprit, si fort au-dessus de son peuple, sait se plier aux nécessités de sa condition. Magistrat et non philosophe, il n’a pas le droit de rompre avec le siècle; il en observe les usages, tout en les condamnant; il défend même à ses nobles dégoûts de paraître, n’oubliant jamais qu’il s’agit de se montrer en prince et non en sage, et que dans un chef d’empire une raison trop dédaigneuse des mœurs publiques est pour le peuple la plus choquante des offenses. Ce serait faire injure à un empereur de le proclamer le plus pur des moralistes, si on ne reconnaissait d’abord qu’il fut un souverain raisonnable et laborieux.

Ce bon sens si ferme, cette activité sans défaillance, cette raison judicieuse dans les petites comme dans les grandes choses est assurément ce qui peut le plus étonner dans un homme accoutumé aux méditations morales, et qui fait de la philosophie sa plus chère étude. N’était-il pas à craindre que ce sage, ce stoïcien couronné, ne cédât à la tentation de réformer le monde, d’imposer sa doctrine, et de rendre les hommes meilleurs malgré eux? Entouré de philosophes, ses maîtres, qui avaient dirigé sa conscience pendant sa jeunesse, il aurait pu, comme certains princes chrétiens trop zélés, rêver un royaume de Salente, une cité stoïcienne, et porter de tous côtés les règles rigides de sa philosophie. Il sut résister même à cet entraînement honnête, bien que le peuple romain eût été de tout temps soumis à de pareilles tentatives, et que, familiarisé avec l’antique magistrature de la censure républicaine et certaines réformes morales essayées par quelques empereurs, il n’eût rien trouvé de trop étrange dans un nouveau règlement sur les mœurs publiques et privées. Marc-Aurèle comprit que les princes doivent empêcher le mal sans décréter le bien, et que la contrainte de la vertu serait la plus insupportable des tyrannies, si elle n’était la plus impuissante et la plus inefficace. « Qui pourrait en effet changer les opinions des hommes, et, sans un libre consentement, qu’aurais-tu autre chose que des esclaves gémissant de leur servitude, des hypocrites? » Malgré la bienveillance ordinaire de ses jugemens sur les hommes, il ne se fait sur eux aucune illusion, il les