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en feront la matière de beaux discours ; mais ces principes demeurent à peu près sans vertu, s’ils ne tombent dans une âme naturellement prête à les recevoir, qui les échauffe, les fasse germer et les nourrisse de sa propre substance. Ainsi l’idée de la solidarité humaine est vieille dans le monde, elle a passé de grands esprits en grands esprits, comme le flambeau des jeux antiques allait de main en main ; les stoïciens romains et les déclamateurs mêmes en ont fait le texte de leurs prédications morales. De Zénon à Épictète, la liste est longue de tous les philosophes qui tour à tour ont célébré ces vérités qui deviendront bientôt le fondement d’une société nouvelle ; mais combien sont inefficaces ces fastueuses formules et ces recommandations froidement impérieuses ! Ce ne sont que des conceptions de l’esprit, des fantaisies d’imagination attendrie, des velléités de bienveillance qui, pour être intermittentes, n’ont pas le temps de pénétrer dans les âmes ni de les féconder. C’est que, pour bien parler de l’amour, il faut de l’amour. Les plus nobles principes d’humanité ne valent que dans un cœur vraiment humain, dont la bienveillance est native. Même dans les sociétés modernes et chrétiennes, ne voyons-nous pas mille manières de concevoir la fraternité ou la charité ? Depuis la fraternité meurtrière de 93 jusqu’à la charité pure, il est bien des degrés, et nous rencontrons successivement la philanthropie théorique, la charité froide qui répète une formule consacrée, la charité orgueilleuse qui se croit meilleure que les autres, la charité mercenaire qui demande au ciel ou à la terre le prix de ses bienfaits. Il faut que de temps en temps une âme d’élite, par de beaux exemples ou même par de beaux accens dans un livre, nous fasse comprendre la fraternité véritable. De même, dans l’antiquité païenne, l’idée de la charité régnait sur tous les grands esprits du stoïcisme, qui la répandaient tantôt avec une autorité sèchement doctrinale, tantôt avec une éloquence brusque et choquante, presque toujours avec un dédain superbe pour les infirmités morales. Marc-Aurèle, tout pénétré de ces principes qu’il n’empruntait pas à l’école, et qu’il trouvait dans son cœur, eut la gloire non-seulement de les mieux comprendre, mais d’en trouver le langage. Il sut parler de la charité avec charité.

Nous négligeons ici les principes philosophiques sur lesquels repose cette charité et qui sont communs à tout le stoïcisme. On peut les résumer en quelques mots : nous sommes tous parens, non par le sang et la naissance, mais par notre commune participation à la même intelligence, par notre prélèvement commun sur la nature divine. De là tant de préceptes d’amour que Marc-Aurèle se donne à lui-même, et qui surabondent dans cet examen de conscience comme le sentiment qui les inspire : « Aime les hommes, mais d’un