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II.

Au printemps de 1862, par une des plus belles soirées du mois de mai, M. d’Hérelles et Laurence, Victor et Mme Dorvon étaient réunis aux Chênes. Assis sur l’esplanade du château, non loin d’épais massifs de fleurs, ils jouissaient avec délices de la fraîcheur embaumée qui avait succédé à l’accablante chaleur du jour. Devant eux s’étendaient les profondes charmilles du parc; puis, au-delà de ces charmilles, par une échappée que ménageait la majestueuse allée de chênes d’où le château avait reçu son nom, apparaissait, tout argentée des rayons de la lune, la nappe d’eau d’un vaste étang. La nuit venait, une de ces nuits calmes et sereines qui disposent l’âme au far niente du bonheur ou la jettent dans le trouble mélancolique des regrets. Victor racontait quelques épisodes de ses voyages, et ses auditeurs l’écoutaient avec des sentimens divers. Mme Dorvon, légèrement inclinée en avant, lui prêtait une attention émue et souriante. De temps à autre, il s’échangeait entre elle et lui de longs et tendres regards. A certains endroits de son récit, Victor donnait à sa voix des inflexions plus douces, et par de fines pensées, par des allusions délicates, s’adressait surtout à Mme Dorvon. Celle-ci le remerciait d’un mot, d’un geste, par une expression plus caressante de toute sa physionomie. Maxime, dans une sorte d’abandon heureux, fumait son cigare et les regardait avec complaisance. Laurence était pensive. Ses yeux allaient tour à tour de Gabrielle et de Victor à son mari. Elle observait ce dernier avec impatience, et paraissait lui en vouloir de ce bien-être matériel où il était plongé. Cet examen minutieux, persistant d’un homme annonce à son égard chez la femme qui l’a aimé des préventions naissantes dont elle ne démêle point, dont elle n’ose s’avouer le motif, mais à coup sûr il lui est défavorable; puis, à l’aspect de Gabrielle et de Victor, en devinant l’entente qui existait entre eux, elle soupirait. — Ils s’aiment donc! — semblait-elle se dire. Alors, comme si, remontant vers le passé, elle se fût secrètement interrogée, elle retombait dans une plus amère rêverie. C’est que Laurence avait vu Victor venir aux Chênes avec une curiosité inquiète. Elle s’était promis de juger cet homme que son mari lui vantait si souvent; mais, mise en défiance par ces éloges mêmes, elle était d’abord plus disposer peut-être à la critique qu’à l’admiration. Ce marin qui, pendant trois années de mer, avait contracté une certaine sauvagerie de visage et de manières, que la solitude avait rendu à la fois ardent et timide, dont l’esprit était d’une originalité brusque, l’avait déroutée. Il différait essentiellement de tous les hommes