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le parc. Elle était assise sur un banc et pleurait. Elle n’aperçut Victor que lorsqu’il fut auprès d’elle, mais ne cacha pas ses larmes.

— Vous pleurez? lui dit-il.

— Oui, j’ai des chagrins.

— Lesquels?

Ge fut au tour de Gabrielle, toute prête à parler, de l’interroger des yeux; mais Victor n’ajouta rien. Alors à quoi bon lui répondre, puisqu’il ne paraissait pas vouloir la comprendre? — C’est peu de chose, dit-elle en se levant et en essuyant ses yeux. Rentrons, on nous attend.

Le dîner fut triste et froid. La conversation passait sans transition d’un sujet à un autre, interrompue par de longs silences. Les paroles hâtives, dites au hasard, dissimulaient mal la crainte et l’anxiété. Après le dîner, on alla dans le parc. Il fallait tuer le temps, c’était là le difficile. La fête du village ne devait en effet commencer qu’à dix heures. A l’extrémité de la grande avenue des Chênes, on s’arrêta sur les bords de l’étang à contempler les sombres massifs du parc, dont l’aspect imposant et grave était en harmonie avec les pensées de chacun. Entouré de tous côtés par des saules magnifiques, dont les branches retombaient en pleurant, l’étang formait un véritable lac. L’eau, d’un vert glauque, stagnante, moirée çà et là de bandes de lumières, s’assombrissait à l’approche de la nuit. Il y courait à peine une brise humide, et de légères vapeurs s’en élevaient. Une barque, attachée à un pieu, se balançait près de la rive. C’était un bateau à fond plat et en assez mauvais état. Il n’avait point été réparé, car Maxime, voulant profiter des larges dimensions de l’étang, qui permettaient d’y naviguer à la voile, avait commandé à Paris un canot à quille que l’on attendait de jour en jour. — Pourtant, dit Maxime après avoir donné ces détails à Victor, cela ne doit pas nous empêcher de faire une promenade sur l’eau.

La proposition fut accueillie avec empressement. C’était le moyen de se soustraire à une contrainte de plus en plus gênante. Laurence se plaça au gouvernail, Gabrielle alla s’asseoir tout à l’avant du bateau. Les deux femmes s’isolaient l’une de l’autre. Maxime et Victor se mirent aux avirons. Les avirons, munis de longues poignées à contre-poids, n’étaient pas disposés sur la même ligne. Maxime prit le poste le plus voisin de Gabrielle, bien qu’il dût en ramant lui tourner le dos. Victor, à l’aviron de l’arrière, avait Laurence devant lui. Ils ramèrent d’abord avec lenteur; mais l’exercice les anima bientôt. Peut-être aussi étaient-ils heureux de donner le change par ce déploiement de forces physiques aux pensées qui se pressaient en eux. L’embarcation glissait rapidement sur l’eau