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pour nous recevoir. On nous avait entassés pêle-mêle au beau milieu de la batterie, nous donnant pour toute couchette un grabat d’hôpital dégarni et pour voisins de chambre des canons rayés bien luisans, mais qui nous laissaient fort peu d’espace. Quelques-uns de nous, perdus autour des hamacs des matelots, réveillés la nuit par le chant du quart, le matin à quatre heures par le tambour et les trompettes sonnant la diane, ne jouissaient pas d’un voisinage plus enviable, et nul n’eut pour lui dans le navire un petit coin libre et indépendant. Pas un endroit isolé où se recueillir une heure, vivre un instant avec soi-même ! les anciens, malgré leur goût si connu pour la vie au grand jour, auraient trouvé ce régime intolérable: je laisse à juger à ceux qui ont fait de longs voyages en mer quelles souffrances morales nous dûmes endurer. La souffrance physique eut son tour aussi, et le temps fut affreux pendant une quinzaine de jours. A peine étions-nous en vue du cap Guardafui qu’une véritable tempête s’éleva. L’Hermione, dont un séjour de six mois sous le ciel brûlant de Suez avait desséché et disjoint les bordages, faisait eau de toutes parts, et les puissantes pompes de la frégate avaient peine à étaler la voie.

Sous l’équateur, le temps devint plus calme; bientôt l’action des vents alizés se fit sentir, et le navire, incliné sur l’un de ses flancs et prenant le vent au plus pris, mit le cap sur l’île Maurice. Le bâtiment ne marchait qu’à la voile pour ménager le charbon. Parfois un grain venu de l’horizon nous surprenait tout à coup, la pluie tombait à torrens, le vent soufflait avec violence, cassant les mâts de perroquet et mettant les voiles en lambeaux; mais ces désastres étaient bien vite réparés, car l’embellie ne tardait pas à venir. Le soir, on assistait religieusement à la prière sur le pont dite par l’aumônier du bord aux quatre cents hommes d’équipage qui l’écoutaient debout et tête nue, puis l’on jouissait des couchers de soleil si beaux sous les tropiques. A peine le globe d’or avait-il disparu sous la mer que l’horizon se colorait de teintes de pourpre et d’argent d’une douceur et d’une variété infinies, inconnues sous nos climats : elles allaient se fondant les unes dans les autres et montant jusque vers le zénith. Étendus sur la dunette et zébrant à qui mieux mieux nos habits de goudron (le règlement du bord défend les sièges même aux passagers), nous admirions, souvent muets, les grands spectacles qu’offre la mer. D’autres fois, réunis en rond et balancés par les mouvemens du navire, nous bâtissions en commun des projets d’avenir, tout entiers à Madagascar et aux choses que nous pensions y faire. C’est de la sorte que tant bien que mal, bercés d’un côté par nos rêves, de l’autre par le roulis, nous arrivâmes à l’île Maurice le 30 juin au matin.