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Moyennant la nécessité absolue de ne sortir qu’avec une escorte et la distance absurde qui sépare l’une de l’autre les diverses missions européennes, les membres du corps diplomatique à Téhéran sont, à peu de chose près, des prisonniers d’état. L’été venu, ils s’enfuient dans leurs résidences rurales, les Anglais à Gulhek, les Russes à Zargandah; mais dans la capitale même ils n’ont d’autre passe-temps, en dehors des solennités officielles, qu’une promenade équestre aux environs de la ville. Il n’est pas jusqu’à la terrasse de leurs hôtels qui ne leur soit interdite par la jalousie des maris persans et le souvenir tragique de Griboédof[1]. Un hiver passé dans ces conditions doit être quelque chose de sinistre, et les Persian Papers, aussi bien que le journal du secrétaire de légation, portent l’empreinte du découragement qu’éprouvent parfois ces brillans exilés de la diplomatie. En 1857, la mauvaise saison se montra plus rigoureuse encore que de coutume, et la neige, dans certains endroits du plat pays qui environne Téhéran, avait jusqu’à trente pieds d’épaisseur; les malles d’Europe et celles de l’Inde n’arrivaient plus qu’après d’interminables retards. Le charbon et le bois étaient hors de prix. Les « maisons de boue » se lézardaient peu à peu; les toits laissaient filtrer la neige fondue ; aucunes portes, aucunes fenêtres ne fermaient complètement. Les domestiques, à moitié gelés et tapis dans les recoins de l’habitation, n’en bougeaient non plus que des marmottes. Les rues étaient à peu près impraticables dans ces pays où, faute de pavé, les voitures sont encore un luxe inconnu. Point de livres, aucun travail possible; le journal le plus récent avait deux mois de date. La colonie étrangère ne comptait pas en tout plus de vingt têtes; la mission anglaise, prise à part, se composait de cinq personnes, dont deux domestiques. Nulle autre ressource que de sortir à cheval en se faisant accompagner de deux grooms pour diriger et soutenir votre monture, toujours près de glisser en quelque fondrière. On allait ainsi, en désespoir de cause, fumer le kalioun[2] chez les indigènes sur l’hospitalité desquels on croyait pouvoir compter; mais le soir cette distraction n’était plus de mise. On retombait dans la somnolence du cercle intime, et quand les rideaux étaient tirés, les portes calfeutrées par tous les moyens disponibles, quand les lampes allumées avaient un peu réchauffé l’atmosphère, on s’engourdissait en prenant le thé dans une molle

  1. Diplomate et poète russe massacré à Téhéran (1829) avec toute sa suite pour avoir recelé quelques femmes géorgiennes qui s’étaient soustraites à la captivité du harem.
  2. Kalioun, le narghilé persan.