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gorgeait d’assistans, pour la plupart en prière; des centaines de curieux se pressaient en outre sous les hauts portiques voûtés : en tout, de sept à huit mille individus, parmi lesquels il se fit un profond silence au moment où cette foule vit pénétrer dans l’enceinte sacrée le gardien du sanctuaire ayant à ses côtés un Nazaréen maudit, un infidèle, vêtu de ce costume féringi qui soulève à lui seul mille passions haineuses. Ce fut, je l’affirme, un instant critique. Il me vint à la pensée, — sachant combien les autorités persanes en voulaient à l’Angleterre de ne pas être encore intervenue pour empêcher la prise d’Hérat, — qu’on m’avait attiré là dans le dessein prémédité d’exaspérer le peuple contre nous et de favoriser ainsi la proclamation d’une « guerre sainte. » Cependant, tout assuré que j’étais de me voir assailli au sortir de la mosquée, je ne jugeai pas convenable de manifester la moindre émotion. J’allai donc m’asseoir dans le fauteuil que le mashir m’indiquait du doigt, et je rassasiai mes yeux d’un spectacle féerique tout à fait digne des Mille et une Nuits.

« Au centre du quadrangle de la mosquée, pavée de larges dalles, s’élevait un beau kiosque ou pavillon doré qui recouvrait la citerne destinée à recevoir l’eau des ablutions. Ce pavillon a été construit par Nadir-Shah. Sur trois faces, au nord, à l’ouest, au sud, court à dix pieds de terre une rangée de niches pareilles à celle que nous occupions, mais remplies de mollahs enturbannés et vêtus de blanc. Les niches elles-mêmes sont blanches (pierre ou plâtre, je ne sais), mais les gigantesques arcades qui occupent le centre de chaque paroi sont en briques bleues ou recouvertes de vernis bleu; on y fit des inscriptions en beaux caractères blanc et or. Au-dessus du portique occidental, une cage blanche pour le muezzin, laquelle semble taillée dans l’ivoire, et à l’extérieur un minaret d’environ cent vingt pieds couronnée par un chapiteau sculpté de la manière la plus merveilleuse : une légère colonne le dépasse encore, haute de dix pieds et revêtue de lames d’or, ainsi que le chapiteau lui-même et toute la partie supérieure du minaret. Sur la façade orientale, deux grands portiques ouverts à la foule lui donnent accès dans l’adytum ou mosquée intérieure. C’est là qu’est la tombe de l’imam, entourée d’une grille d’argent à boulons d’or. On monte à ces portes par une série de degrés, et en dedans se trouvent deux autres plus petites incrustées de pierreries. Le mashir m’a dit, — car la distance m’empêchait de les voir, — que les rubis, en particulier, sont d’une beauté remarquable...

« Le vaste édifice, garni de lampes étincelantes, ruisselait de lumière, et parmi cette foule qui se pressait à nos pieds il n’y avait pas un être vivant dont les yeux ne fussent en ce moment fixés sur nous. Des groupes s’étaient formés où s’échangeaient sans doute des propos hostiles et qui nous envoyaient des regards chargés de menaces. Jusqu’au muezzin qui, perché sur le haut minaret à l’avant du portique occidental et immobile de surprise, me contemplait par-dessus la balustrade! Cependant le mashir s’amusait à me faire le compte de la dépense quotidienne de la mosquée. Il me signalait pour ce jour-là même l’arrivée de sept cent cinquante pèlerins; deux cents en revanche étaient partis, et depuis le commencement de l’année leur nombre dépassait déjà cinquante mille. Pour moi, j’avoue que je comptais les minutes, mais sans détourner les yeux d’un spectacle