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riot fut alors poussé à la fois par les hommes et les chevaux assez loin dans les vagues. Tout étant prêt, le coxswain donna le signal de départ, et le canot, roulant sur des roues de fer, courut se jeter éperdument dans la mer.

Par la forme et par la nature de la marche, un life-boat à flot diffère beaucoup des bateaux ordinaires. Svelte et élégant, la proue et la poupe vivement relevées, il vole, il effleure les vagues, il les ride à peine; on dirait un oiseau. C’est la colombe de l’arche qui va porter l’espérance à la surface de l’abîme. L’idée d’un canot qui ne puisse jamais couler à fond avait été longtemps considérée comme chimérique et reléguée avec dédain parmi d’autres inventions qui flottaient sur l’océan des utopies. Aujourd’hui pourtant ce canot existe et quand j’emploie ce mot, je me sers de la métaphore anglaise, qui prête à ces sauveurs des mers une sorte de vie fantastique. Avec quelle souplesse et quelle élasticité il obéit à la vague tout en la dominant! Comme il semble dire à la mer : Je ne te crains point! Il joue avec les flots et l’écume ainsi qu’un nid d’alcyons bercé par l’ouragan. Cette confiance se communique bientôt aux hommes de l’équipage. Tantôt les rameurs battent en cadence les eaux qui s’ouvrent pour leur livrer passage, et le canot file alors avec la rapidité d’un trait; tantôt au contraire ils abandonnent les avirons, qui flottent autour des flancs du bateau comme les nageoires d’un poisson endormi. Quelques-uns d’entre eux sautent même par-dessus le bord et s’élancent volontairement dans la mer, pour montrer avec orgueil aux spectateurs l’efficacité des ceintures de sauvetage. Rien ne manquait à ces manœuvres que des naufragés secourus. Le life-boat d’Exmouth peut recevoir au besoin de trente à quarante personnes. Après deux ou trois heures d’exercice, l’équipage regagna la terre, salué par les hourrahs chaleureux de la foule. La vue d’un life-boat ne manque guère d’exciter dans le cœur des Anglais un frémissement de joie et d’enthousiasme. Ces expéditions trimestrielles sont aux canots de sauvetage ce qu’est la petite guerre aux bouches à feu, un simulacre et une exhibition de leur puissance. Seulement les foudres de l’artillerie ne réveillent guère dans la conscience du penseur que la sombre idée de maux nécessaires, tandis que le life-boat est une personnification de la paix et de la concorde. Il s’intitule lui-même l’ami de toutes les nations, friend of all nations : Anglais ou étrangers, riches ou pauvres, petits ou grands, tous les hommes sont égaux pour lui devant la tempête.

Je visitai beaucoup d’autres life-boats sur les côtes du Devonshire et de la Cornouaille; mais, comme ces canots ne diffèrent entre eux que par des nuances et des modifications de détails[1], il

  1. A Teignmouth par exemple, le life-boat est construit en fer. Il a encore cela de remarquable qu’il a été fondé en 1862 par les donations d’Anglais résidant à Hong-kong et à Shanghaï. Par reconnaissance pour ces mêmes concitoyens qui, à une telle distance, se souvenaient si bien de la patrie absente, la société a donné au canot le nom de China.